Rêves d'empire
Adrien avait l’habitude de dire que les immigrants juifs en Palestine avait tout raté en adoptant le modèle de l’état-nation pour réinventer Israël à laquelle ils aspiraient si fort. Mais pourquoi ne pas lui préférer une forme moderne de l’insubmersible idée d’empire ? disait-il. Ils seraient vite devenus les champions du commerce dans un espace sans limites visibles. Certains empires sont odieux comme celui de Poutine aujourd’hui ou celui de Xi-Jin-Ping qui mettent en œuvre la prédation brutale comme instrument de domination. Sans qu’on les idéalise pour autant, d’autres empires ont été plus ouvert et tolérants comme l’empire Mongol de Gengis Khan (Marie Favereau, La horde) ou le Commonwealth britannique. Dans un empire organisé comme cohabitation de différences, l’idée d’étranger n’existe pas. Chacun jouit d’étonnants traits culturels distincts auxquels il n’est pas forcément soumis. Selon ce qu’en écrivit Ivo Andric (Le pont sur la Drina), catholiques, orthodoxes et musulmans ont cohabité avec une fluctuante harmonie dans les derniers siècles de l’empire turc. Joseph Roth (La marche de Radetzky) raconte des choses comparables en ce qui concerne l’empire austro-hongrois finissant mais vivant. L’idée d’empire vivifiée resurgit parfois comme un modèle pragmatique permettant de diffuser la paix, de digérer des ajustements chaotiques ou d’apaiser des malentendus. Elle permet de songer à une cohabitation de voisinnage entre gens qui adhèrent à des habitudes, des croyances, des langues et des manières de vivre différentes voire très différentes. Un empire conduit selon des règles de décence et de respect, semble un potentiel de paix durable à condition qu’on le protège du démon de démesure.
L’état-nation, création plus stricte et plus tardive dans l’histoire, se targue de la modernité d’efficacité. Mais la vulnérabilité de l’état-nation est de se laisser tenter de façon récurrente par l’illusion d’une cohérence salutaire entre une langue, une croyance et un espace délimité. Ce modèle triangulaire a fragmenté l’Europe (entre autres), en petits espaces singuliers, fiers et tapageurs. L’histoire du vingtième siècle a payé cher les arrogances concurrentes de la Grande Bretagne, de l’Allemagne et de la France. Dans ces trois cas, l’idée d’empire a d’ailleurs afleuré comme tentation de domination plus que comme espace de paix, sans toutefois parvenir à durer. Puis l’idée d’empire est revenue par la fenêtre avec l’Europe politique unie autour d’un projet civilisationnel fondé sur une éthique égalitaire aussi naïve que ferme. L’oxymore apparent d’un empire pacifique est une façon de parler de l’instant présent qui présente une option hors piste et néanmoins raisonnable à condition d’oser la penser jusqu’au bout.
Ce texte n’a aucune prétention programmatique. Il envisage que les populations d’Israël et de Palestine auraient peut-être intérêt à se débarrasser des dérives intégristes dans lesquelles les ont fourvoyées les promesses sécuritaires de l’état-nation. Il suggère également que les états-nations européens crispés sur une image masculine, chrétienne, blanche et technologique courent à une impasse violente menaçant de rejeter ce qui ne leur serait pas conforme au nom de ce fantasme identitaire éculé. Ce texte suggère aussi qu’il convient de prononcer des mots afin de les peser. La discussion sur le conflit israélo-palestinien finit souvent par se rendre, à défaut ou par paresse, à la fameuse solution dite à deux état. Pourquoi pas la solution à un état partagé ou à zéro état ? Je pense sans disposer du moindre indice de sa faisabilité, que Palestiniens, Israéliens, Syriens, Druzes, Turcs, Perses et tant d’autres caractères riches de l’histoire méditerranéenne, seraient plus proches de la paix dans un contexte où les différences peuvent être abordées en hospitalité de voisinnage et non en rapports de force. Je pense que l’un des meilleurs choix offerts à l’Europe est de s’organiser dans un système qui efface des clivages culturels qui n’ont pas de sens entre musulmans, juifs et chrétiens, les de-souche, de-branche ou de-racine, entre blancs et de-couleur. L’infaisabilité du rêve pragmatique des empires est l’argument des cranes d’œufs à petit volume pour sauvegarder l’illusion romantique du terrifiant entre-soi religion-langue-frontières.
Adrien qui était juif sans l’être comme beaucoup d’autres, avait été chassé d’Espagne à l’arrivée d’Isabelle la Catholique. Il avait mis quatre siècles à faire le tour de la Méditerranée par le nord pour finalement arriver en Italie puis la quitter afin de naître en Tunisie et terminer sa vie à Paris. Il en avait vu, du monde ! J’ai le souvenir que son père, médecin à la fois du résident français et du bey de Tunis avait assuré un jeu diplomatique délicat entre des puissances incertaines qui cherchaient la meilleure posture relationnelle pour gérer, à la turque, les confettis de l’empire fatigué. Sa boutade impériale reposait sur une subtile interprétation de l’histoire qui mériterait d’être considérée sans préjugés. Les choses ne changent que si l’on ose en rêver l’impensable.
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