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Les yeux ouverts

Ojos que a la luz

Un dia se abrieron para

Ciegos tornar a la tierra

Hartos de mirar sin ver


Antonio Machado




Depuis des décennies, urbanistes, habitants et associations dénoncaient la laideur qui s'est emparée des périphéries de nos villes tandis que leurs centres se vidaient des rencontres. Quelques castagnes de gilets jaunes, quelques mois de silence relatif et une émotion planétaire ont suffit pour qu'on songe à interdire les hyper-marchés comme le béton à tout va de sorte à nous réjouir des bistros et des berges de rivières. Une poignée d'allumés des années 1970 dénonçait la société de consommation qui s'est répandue comme une peste et puis j'ai entendu, hier matin, à la radio, une comédienne exprimer son dégoût nouveau pour la frénésie d'achats imbéciles. Il y a trente ans, un cadre sup de Renault me disait en riant combien le monde industriel était unanime pour considérer que s'il fallait trouver un moyen astucieux pour que se déplacent les humains, on inventerait n'importe quoi mais pas l'automobile. Il a fallu deux mois d'émerveillement immobile pour que l'on admette l'inanité d'un moteur à explosion imposé par des pubs glacées et la carence calculée des transports publics. Malgré l'injection de milliers de milliards, personne ne regrette à ce jour la vitesse, les avions, le tourisme de masse pervertisseur d'hospitalité et les promesses candides de retraites minables.


Nous avancions à pas timides vers la considération réciproque entre femmes et hommes, entre gens d'ici et gens d'ailleurs, entre urbains et ruraux, entre jeunes et vieux. Le mouvement me-too, Black lives matter, la colère de survie des ados Thunberg et une fugace conscience planétaire imposée par la pandémie nous ont invités à une solidarité contre toute injustice, toute prédation et toute indignité. L'effroi d'une possible extinction de l'espèce humaine simultanément attaquée par le réchauffement de la terre, le covid19, la surpopulation, la lente disparition des forêts et des animaux, le plastique, les connards totalitaires, la grande pauvreté globale et bien d'autres bizarres catastrophes à venir, l'effroi a aiguisé nos sens. Nous voici réveillés et nous commençons à voir. Les raisonnements astucieux, l'information et la compétence gestionnaire prennent figure de gadgets. Nous voyons la cupidité, les petits arrangements, l'incompétence et la peur.


Ces trois dernières années nous rendent à nos émotions élémentaires, il était temps. Nous sommes une même humanité vouée au partage. Nous appartenons au vivant dont nous dépendons pour tout. Je crois avoir perçu de la joie lorsque chantaient les oiseaux dans nos mois de confinement. Je crois avoir également perçu un éclair de lucidité lors des dernières élections françaises. Hier, l'une de mes filles m'a convaincu de ne jamais manquer une occasion de retrouver ceux qu'on aime. Nous nous prétendions cristaux pensants et nous nous découvront surtout êtres de désirs, de doute et de tendresse. Nous ne voyons pas tout bien sûr. Nous voyons parfois flou et surtout nous ne voyons que ce que nous savons regarder. Mais nous commençons à y voir mieux. C'est ça qu'il ne faut pas lâcher. Certes il conviendra de devenir plus débrouillards et solidaires dans les années qui arrivent. Mais nous devrons aussi continuer de voir le monde en relief, à distance et en couleurs. Sans quoi les cartels du poison, de la finance, des hydrocarbures et des algorythmes auront notre peau. Je préfèrerais éviter ça.






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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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