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Le couvre feu





J’ai entendu le projet d’un couvre-feu pour les jeunes de certaines villes comme une déclaration de guerre à la jeunesse. Le couvre-feu est une pratique de guerre. Les souvenirs vifs qu’en ont les Français datent de guerres où l’on tuait des ennemis. Me sont alors revenues en mémoire les images de Sainte Soline. Je n’y étais pas, mais j’ai vu des documents et lu des chiffres : les gradés des forces dites de l’ordre avouant qu’ils s’étaient trompés de cohorte manifestante au moment de tirer, les chiffres ahurissants du nombre de projectiles à la seconde, les refus attestés de la préfecture de porter secours aux blessés. Je me suis rappelé que, même en vraie guerre, on porte secours aux blessés. Il me semble avoir lu qu’il existait par ailleurs, dans la tête de je-ne-sais quel ministre, l’idée de conseils de discipline pour enfants de l’école primaire. A la vitesse de mise en œuvre d’une paix sociale fondée sur une répression de plus en plus préventive, j’ai pensé que leur prochaine idée géniale serait d’enfermer les jeunes, filles et garçons, disons dès quatre ou cinq ans, l’âge où la turbulence commence à agacer sec certains adultes nerveux, de plus en plus nerveux d’ailleurs. Et d’autant plus sûrs de leur bon droit qu’ils ne sont jamais sortis de leurs arrondissements protégés, ces adultes. Enfermez-donc ces gosses à double tour et jetez la clé, c’est la solution. Les jeunes agacent, ils font même plus, il leur arrive de désobéir, de mentir, de rigoler des préceptes moraux transmis par les générations en fin de course, de manger la bouche pleine et d’allumer leur smartphone en classe. Quelques uns rêvent de rassemblement national, vous imaginez ! Il arrive à certains de faire pire encore, de se battre comme coqs au combat et finalement de tuer, sans en mesurer les conséquences, leurs proches, leurs potes, leurs frères et sœurs. Il leur arrive de fumer du haschich à l’heure sacro-sainte de l’apéro. Il leur arrive de répondre aux adultes, de sécher les cours, de flirter avec n’importe qui histoire de voir comment ça fonctionne là-dedans, de faire du bruit en bas des escaliers la nuit, de brandir des bras d‘honneur aux policiers. Les jeunes, d’où qu’ils sortent, sont exaspérants. Leur insolence fait perdre la tête. On a tout essayé, ça ne marche pas. Enfermez-les et jetez la clé. N’en parlons plus. Nous disposons de chefs aussi braves qu’astucieux, haut les cœurs ! 


J’ai pourtant quelques réserves... 


La première réserve est que beaucoup de jeunes risquent de prendre ces projets du gouvernement de la France comme une mascarade de plus qui feint de confondre la révolte d'une génération avec des crimes crapuleux. La rage d’ordre au prix de la paix sociale, la certitude de blanc-becs surdiplômés d’avoir raison contre tout écart à leur norme, la panique devant l’effronterie et le mépris pour les adolescents ne sont pas neufs en politique. C’est même une rengaine générationnelle. Elle traverse l’histoire de bout en bout depuis qu’il existe une mémoire des malentendus. La vie sociale demande pourtant quelque subtilité et, ici, elle demande de la considération pour la contribution de la jeunesse au destin collectif de ce pays. Les jeunes de Sainte Soline, les écureuils de l’A69 comme les zadistes de ND des Landes, ceux du Larzac, ceux des quartiers relégués qui mettent le feu aux appareils d’un pouvoir qui les rejette, et ceux des bourgs perdus qui referaient bien gilets jaunes. Bien d’autres encore qui s’opposent aux projets imbéciles et faramineux, tous ces garnements ont le point de vue de ceux qui s’apprêtent à subir l’effet des absurdités productivistes et suprémacistes. Ils ne sont pas concernés, ils sont impliqués par les impasses d’un développement qui ne développe que des tonnes de plastique impossibles à recycler et de pesticides qui tuent tout ce qui bouge. Un développement qui converse avec des algoritmes plutôt qu’avec des humains. Les jeunes transgressent ça, la belle affaire ! Remercions-les de transgresser aujourd’hui. Rappelons-nous le discours de Greta Thunberg à l’ONU : « Comment osez-vous ? » Ils ont applaudi debout, les vieux croutons du monde entier, debout : enfin quelqu’un qui appelle un chat un chat ! La jeunesse, catégorie indéfinissable et indomptable, voit parfois tout-à-fait clair, trop clair. Pas toujours, mais un parfois large. Qui lui fait la guerre a perdu d’avance car ils ont l’éternité pour eux. Si vous ne savez pas comment damer le pion aux crétins suprémacistes et productivistes et puisque vous ne savez rien faire d’autre, messieurs-dames des choses publiques, enfermez à double tour ceux qui font trop de bazar. Mais ne jetez pas la clé car l’histoire règlera ses comptes, on aura besoin de témoins et il est possible qu’on s’en sorte malgré les couvre-feu et des grenades en rafales.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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