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La guerre au bois dormant




Entre les deux coups de feu qui décidèrent de son destin, il eut le temps d’appeler une mouche : « Madame ». 

René Char




La plupart des humains gardent la guerre à fleur de conscience. Elle est pourtant difficilement saisissable, la guerre. Entre la guerre fratricide livrée sur injonction divine par Arjuna le héros du Mahabharata et les conflits pour un morceau de désert ou de terre à blé, entre les guerres de religion et les guerres contre l’exterminateur racial ou le colon dominateur, on a du mal à dessiner un ensemble homogène de pratiques. Sans même parler de cohérence. Pourtant, si la guerre n’est pas un sujet de conversation quotidien de toutes les époques, elle n’est jamais loin dans les imaginaires collectifs. En comparaison avec le Moyen Orient, la Pologne ou le Japon, la France n’est pas un pays des plus marqués par la guerre, mais elle a son comptant d’images bouleversantes et d’exigences morales à digérer. Paris est structurée par des tracés stratégiques, des noms de batailles ou de batailleurs, des fondations de murailles comme des fondements politiques et toutes les consolations qui lui rappellent la guerre — ou plutôt ses guerres, guerres livrées ou subies, parfois gagnées et souvent perdues par ses inspirateurs politiques, ses chefs et ses soldats.  


Plusieurs des grands personnages politiques de notre histoire furent chefs de guerre, fiers de leur passé et enorgueillissant une population infatigable à se battre pour se construire, repousser l’ennemi ou seulement se sentir exister. Entre la nation et la guerre, des affinités se tressent à chaque génération depuis la confuse origine de ce pays. Entre la population et la guerre, les émotions sont plus ambivalentes et parfois franchement antagoniques. Depuis les guerres de Louis XIV, celles de Napoléon et les grandes Mondiales, les pauvres ont payé en douleurs, déchirements et effacements dont les récits ont du mal à se faire entendre. De temps en temps, lorsqu’il n’est plus possible de s’y soustraire, on admet un massacre, un chiffre énorme, un nom de lieu avant de retourner à la célébration institutionnelle et à l’oubli qu’elle laisse filer. Mais cette réalité embrouillée, désespérée, souvent excitante et à bien des égards incompréhensible revient et demeure tapie dans les histoires, les images et les idées collectives. Sa puissance métaphorique est telle qu’elle s’insinue dans les rapports de classe, de sexe, de culture, de domination et de voisinage. Elle en devient une des façons de parler du monde. Elle est une ligne d’horizon, un ectoplasme cauchemardesque ou libératoire, la gerbe d’étincelles de la poésie comme de la honte. Chaque génération se nourrit de contes, de musiques, de drames, de scènes imaginaires ou historiques qui forcent le passage de la guerre depuis la fleur de conscience jusqu’à l’éveil. C’est de cela que nous allons parler. 


Je ne sais pas à quoi ressemble un inconscient collectif. Il me semble percevoir la chose du bout des doigts bien qu’elle me reste inconnaissable. Je tendrais à postuler que cet inconscient collectif émerge surtout de ce qui est dit, imaginé, raconté dans les conversations intimes comme dans les œuvres d’art qu’elles soient majestueuses ou minuscules.La production artistique, surtout littéraire, me semble un reflet honnête de ce que j’appelle encore quelques minutes inconscient collectif. Son inconvénient majeur est que ce reflet est l’effet des choix biaisés de l’auteur de ce texte. Un autre inconvénient est qu’il invitera le lecteur à passer par des citations ou des évocations comme à travers un parcours cahoteux. Je prends ces risques en priant le lecteur de considérer le choix des œuvres citées comme l’effet aléatoire d’une déambulation. Pas d’une démonstration.



Les douleurs et l’absurde


Dans Les Géorgiques (1981), Claude Simon évoque la guerre racontée par ceux qui la subissent en fantassins de base : c’est l’ennui, les marches pour rien de ceux dont personne ne sait où ils vont et d’où ils viennent, l’impression d’être de trop. Il raconte l’attente indéfinie du déclenchement de quelque chose qui ressemblerait à la guerre des livres d’histoire, mais se contente pour l’instant des dérives de l’absence. Un peu plus tard, dans les romans qui suivent, cette guerre qu’il ne connaît que par procuration le suit encore et le poursuivra longtemps. Dans L’acacia (1989), Claude Simon revient sur l’absurdité de la guerre, absurdité non pas assénée comme l’interprétation philosophique d’une sottise géopolitique, mais comme l’expérience d’une douleur tenant au non-sens du monde. Il nous invite à contempler comment la perception de la folie du monde délivrée par la guerre a contaminé ceux qui croient la penser et y décider, y expliquer même de quoi elle retourne. 


L’excitation et la beauté du combat


Il arrive pourtant que le caractère indéchiffrable de la guerre laisse émerger un récit saugrenu. Plus précisément, quelles que soient les divinités et d’où qu’elles viennent, dès lors qu’elles prennent part aux développements de la guerre, les choses basculent dans l’impensable. Les divinités privent les humains de l’efficacité exclusive de leurs qualités stratégiques et mentales, laissant apparaître un plan de réalité qui leur échappe. Du seul fait des retournements  intempestifs d’immortels capricieux, non seulement l’issue de la guerre, mais aussi ce qu’elle fabrique dans notre voisinage échappe aux humains. Les dieux jouent et se jouent de la guerre au point de la faire flotter dans l’incertitude de leurs disputes. C’est finalement Achille qui bascule le destin de cette interminable bataille de Troie en tuant Hector avec le concours pervers d’Athéna. Les deux puissants guerriers s’affrontent, et on comprend que la colère d’Achille face à l’assassin de son très cher Patrocle décuple sa bravoure. Même s’il se souille du déshonneur de mal traiter si splendide ennemi, Achille, grisé par les conseils de la vengeance et de la gloire promise, tue Hector du premier coup. Sa victoire est éclatante. L’ivresse d’une ultime bataille signe ainsi la beauté de la guerre telle qu’elle éblouit les mortels aux yeux naïfs tandis que les dieux s’en amusent. 


Entre les descriptions de l’armée en marche au sortir des navires achéens et celles de combats opposant des hommes très braves et en super forme, l’Iliade regorge d’images de la beauté guerrière. Elle n’est pas la seule. Non seulement la guerre offre des images saisissantes dont les grands musées sont pleins, mais elle fait émerger des gestes magnifiques qui se racontent dans les familles et les légendes, allant même jusqu’à embellir le monde. 


Faisons un détour par Julien Gracq afin d’y voir plus clair sur les beautés de la guerre, juste avant que ne meure Grange, le héros du Balcon en forêt (1958). On ne sait pas vraiment quel sentiment emporte Grange et la fraîche veuve Mona, mais on comprend qu’il est puissant, inattendu, soudain et partagé. Ce passage pourrait n’être que le moment convenu d’un roman mondain, histoire passagère d’une séductrice et de sa proie, à moins que ce ne soit l’inverse. Mais ce balcon « en forêt » l’est aussi « en guerre ». Les deux amants se découvrent dans un entre-deux inespéré, interstice béni de désirs libres de conventions, libres des avenirs à ménager et même de la réciprocité. La guerre leur restitue la crudité de l’instant, cette magie au sens propre qui a suspendu pour de vrai le cours du temps. Le coup de foudre n’y est plus une métaphore, c’est l’incroyable présent qui a gagné la partie. 


« Comme un poisson dans l’eau, se disait-il — j’ai trouvé mon bien ; et c’est facile — je suis bien là pour toujours. » De temps en temps il prenait entre ses lèvres l’une puis l’autre pointe de ses seins qui glissaient de chaque côté de sa poitrine : il sentait une longue poussée, pleine et nocturne, venue de très loin, qui les pressait contre sa bouche. « Comme tu es bon ! lui disait-elle parfois dans cette langue sans mensonge qu’il commençait à épeler et où bon avait cessé de se souvenir de tout autre sens que « bon à avoir » — Je t’ai séduit ! ajoutait-elle avec un petit air satisfait en lui prenant la tête entre les mains et en l’éloignant de la sienne pour le considérer de ses deux yeux ; puis elle poussait de nouveau contre la sienne sa bouche têtue et elle retournait à sa prairie. 



Le prix de la paix


Comme la bataille des Thermopyles prétend avoir infléchi le cours du monde à l’issue des guerres médiques, certaines guerres ont modifié la place d’une civilisation dans ce même monde. C’est ainsi qu’on les nomme, de l’intérieur, guerres justes. Guerres anticoloniales, guerres anti-suprémacistes ou libertaires, guerres de libération nationale, guerres à venir pour l’avenir du vivant, toutes les guerres se prétendent justes selon le point de vue d’où chacun se place. Certaines s’affirment telles au nom d’un principe universel qui s’imposerait d’évidence. Les civilisations qui se jugent grandes voudraient se prolonger dans leur esthétique et leur place dans la postérité. On sait pourtant que certaines guerres sont lancées puis conduites par de fieffés salopards. Que reste-t-il de leur justesse dans la mémoire longue ?


Au-delà de ce que nous venons de lire sur les douleurs et les beautés de la guerre, ceux qui s’y investissent pour des raisons éthiques ou métaphysiques insistent que la guerre est certes un combat juste, mais surtout qu’il est important, afin que justesse soit reconnue, de la gagner. Dès ses débuts, surgit un refrain où l’adossement de la guerre à une volonté de paix légitime tout et son contraire. Vassili Grossman (Vie et destin, 1980) nous rappelle que la volonté de paix est un fond de tableau originel qui la justifie — ou pas. Nous sommes maintenant dans ce qu’en Occident, on nomme la bataille de Stalingrad tandis qu’en Russie elle n’existe que comme Grande guerre patriotique, un gigantesque corps-à-corps qui a vu mourir plus d’un million de soldats russes et près de sept-cent mille soldats de l’axe comprenant Allemands, Hongrois, Italiens, Croates et Roumains. Sans parler des estropiés de toute sorte, des violées et des désaxés de la population civile. Elle a été la première défaite majeure des nazis en 1942, conduisant plus tard à la faillite militaire du troisième Reich. Dans l’instant qu’on va lire, cette issue est lointaine. La paix est encore l’improbable horizon éthique de la guerre. 


Les relations étaient belles à Stalingrad. L’égalité et la dignité vivaient sur cette rive de glaise arrosée de sang. L’intérêt pour l’avenir des kolkhozes, pour les relations futures entre les grands peuples et leurs gouvernements était quasi général. Presque tous croyaient que le bien triompherait sur cette guerre et que les hommes honnêtes qui n’avaient pas hésité à verser leur sang pourraient bâtir une vie juste et bonne. Cette croyance était touchante chez des hommes qui estimaient qu’eux-mêmes avaient peu de chances de survivre jusqu’à la fin de la guerre et qui s’étonnaient quotidiennement d’avoir pu vivre jusqu’à la tombée de la nuit. 


Quelques centaines de pages plus tard, l’un des personnages du roman de Grossman arrive à la Lubianka, quartier général des polices que la guerre a fait surgir de nulle part. Le personnage a quitté Stalingrad. Il a été dénoncé, mais par qui, il ne sait pas. La guerre a changé de visage, le ton des hommes aussi a changé. Il entre dans une cellule où trois autres détenus attendent. 


Bon, dit d’un ton paresseux et débonnaire [l’un des détenus qui le voient arriver]. Je me permets, au nom de la société ici réunie, de saluer l’arrivée des forces armées. D’où venez-vous cher camarade ? 

— De Stalingrad.

— Oh oh ! Qu’il est donc plaisant de contempler un de nos héroïques défenseurs ! Bienvenue dans notre modeste demeure. 


On ne sait pas alors qui perdra ni qui gagnera cette guerre désormais répandue sur le monde. Pour ceux qui se battent pour une cause qui les dépasse, l’enjeu concerne non seulement les absents, les autres de plus loin, mais aussi les générations enfouies dans un futur incertain. Nous sommes donc maintenant dans le maquis de France où une poignée de partisans conduits par René Char (Fureur et mystère, 1962) tombe sur l’exécution d’un des leurs par les SS :



Des mots pour la dire


Horrible journée. J’ai assisté, distant de quelques cent mètres à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil mitrailleur et il pouvait être sauvé. Nous étions sur les hauteurs dominant Cereste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. 

Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?


La guerre et surtout le rôle qu’il y joue donnent à Char la liberté d’interprétation d’une morale pratique. Il choisit seul d’y agir à contrepied d’attitudes intuitives. Il laisse assassiner son camarade afin de sauver un village qui doit l’être pour des raisons qui ne nous regardent pas. C’est lui seul qui est, ce jour-là, à cet endroit, auteur de la guerre. De la même façon, mettant à distance l’inventaire des causalités, Tolstoï rend la guerre à ceux qui la conduisent armes à la main. Tolstoï regarde la guerre de libération de son pays de très près avec l’élégance d’un regard libre (Guerre et paix, 1865-1869). Il renonce à la logique causale afin de voir. 


Pour nous qui représentons la postérité, qui ne sommes pas des historiens, qui ne nous perdons point dans le détail des investigations et qui pouvons examiner cet événement avec un bon sens lucide, les causes nous en apparaissent en nombre incalculable. Plus nous nous plongeons dans la recherche de ces causes, plus nombreuses elles se découvrent à nous ; et chaque cause prise isolément (et chaque série de causes) nous semble à la fois juste en elle-même et fausse dans son insignifiance.[…] Il n’y a qu’une concordance de conditions favorables à l’accomplissement de n’importe quelle manifestation élémentaire de la vie organique. 


Finalement voici l’Histoire avalée par les bifurcations hasardeuses de la vie organique. Rien ne fait raison, rien n’a de sens dans le déclenchement ou la disparition d’une guerre. Elle est juste un moment à traverser de toute ses forces. Cela vaut-il l’incendie de Moscou, des centaines de milliers de morts, trois empires s’affrontant, les amours ratées de Natacha et du prince André, une déroute militaire magistrale et mille-six-cent pages romanesques ? Comme à Gaza, comme en Ukraine, comme au Darfour, comme en Erythrée ces jours-ci, il n’y a pas de réponse à cette terrible question. 


Dans La rose de personne (1963) Paul Celan pense à la seconde guerre mondiale conduite jusqu’à l’une des limites de l’humanité et peut-être pas la dernière. Il pense à la Shoah, assure sa traductrice. Il ajoute ceci qui tente d’énoncer ce qu’il a vu au-delà de la guerre. Ça s’appelle Psaume :


Personne ne nous repétrira de terre et de limon

Personne ne bénira notre limon

Personne


Loué sois-tu, Personne.

Pour l’amour de toi nous voulons

fleurir.

Contre 

toi. 


Un rien

nous étions, nous sommes, nous

resterons, en fleur :

la rose de rien, de

personne.


Avec le style clair d’âme,

l’étamine désert des cieux,

la couronne rouge

du mot de pourpre que nous chantions

au-dessus, au-dessus de

l’épine. 


Une rumeur indéfiniment confirmée assure que lorsque les poilus de la Grande guerre sont rentrés de trois ou quatre années de vie dans les tranchées, les choses ne se sont pas passées comme ils l’attendaient. Entre maris et femmes, parents et enfants, voisins et voisines, estropiés et planqués, généraux et troupiers beaucoup de relations se sont tendues. Après avoir pataugé dans la boue, le sang, la merde et les vins aigres de réconforts fictifs, après avoir vu tomber leurs camarades les uns après les autres sous les balles, les grenades, les gaz de combat, accrochés parfois des jours entiers aux barbelés des lignes ennemies ou fusillés par la décimation punitive. Après avoir cru puis enragé aux mensonges d’Etat sur leur avenir et leur gloire, ils sont arrivés à la maison, hantés par la mort et l’absurdité où s’était perdue leur innocence. La violence accumulée dans le silence de ces années encore interdites de récit s’est alors retournée contre le soulagement d’une paix déclarée pour tout le monde sauf pour eux. Tandis que le pays France se couvrait de monuments prétendant les célébrer, ils découvraient des voisins, des enfants, des épouses, des discours leur assurant une existence en creux. Cette effrayante rumeur assure quand même que les violences domestiques s’incrustèrent, que les divorces soldèrent des malentendus conjugaux, que l’alcoolisme se répandit et que la délinquance aussi. 


On ne pouvait espérer que la spirale engagée pour un conflit patriotique nourri de perspectives coloniales débouche sur autre chose qu’une accumulation de frustrations suivie par la soif de bouleversements qui prendraient enfin du sens. En Allemagne qui a perdu par forfait, dans le fil des violences domestiques et psychiques, la violence guerrière débouche sur la violence politique de grèves formidables et d’assassinats dont ceux de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg. Les turbulences de l’Europe des années 1920 et 1930 se prêtent aux imprévisibles bifurcations d’une violence hors contrôle. On découvre que la brutalité martiale se répand comme une épidémie qui corrompt ce qu’elle touche. Rien ni personne n’y échappe. Aucune nation ne peut espérer en sortir indemne. Aucune classe sociale ne peut tirer son épingle de ce jeu-là. La méchanceté des mauvaises années se répand comme une trainée de poudre. C’est ça aussi la guerre. Serait-il avisé d’évaluer la justesse d’une guerre aux surprises de ses pratiques latérales et à venir ? Rien n’est moins sûr, on resterait pétrifié !  


Mais on a pris l’habitude de mentir et de croire aux mensonges d’Etat, on a pris l’habitude de cogner sur n’importe qui à la première contrariété, on a pris l’habitude de la corruption et des arrangements entre filous. Lorsqu’une guerre s’impose à la conscience, on fonce droit devant. On rencontre parfois cependant ce qu’on déteste le plus au monde. Les effets tordus de la guerre ne cessent pas avec les déclarations de paix. Parfois même ils profitent de la paix pour se répandre davantage. Qu’est-ce donc qu’une guerre gagnée ? Henri Calet raconte à sa façon un envers de guerre dans Contre l’oubli (1956). Le voici qui parcourt Berlin : 


Mais treize ans ont passé et une guerre ; j’y suis seul, presque vieux ; il fait froid et humide comme dans les cimetières ; je me perds entre ces ruines, ces cendres et ces murs écroulés ; la ville est morte, mes amis sont morts. Je me balade en compagnie de fantômes. 


Un peu plus loin ou dans un texte à peine voisin, Henri Calet rassemble ses émotions : 


La paix. Nul ne prononce plus son nom que de façon timide et presque clandestine. On voudrait déclarer tout de même que tant de chair et tant de sang, cela pourrait donner un ciment durable sinon définitif. Car on ne croit plus exagérément à la paix éternelle, sauf, bien entendu pour ceux qui reposent dans les cimetières de campagne. En somme nous nous contenterions de peu. Pour se rassurer on se dit que la guerre vient à peine de finir et que l’on meurt beaucoup moins en Europe, et ailleurs ; que l’on souffre moins aussi. La rumeur des batailles a tout d’un coup cessé sur terre, sur mer, au ciel ; la puanteur des charniers se dissipe. Et l’on s’en réjouit. Mais il ne semble pas que ce soit la paix véritable ni dans les esprits ni dans les cœurs, ni tout autour de nous. Le contraire de la guerre n’est pas forcément la paix. On le voit. Il ne s’agirait que d’une paix négative. Je pense que l’on reconnaitrait la paix à son seul parfum, si elle était dans l’air, vraiment. 


Dans un village des Corbières près duquel j’habite, il y a une haute statue de bronze noir au bout d’une place. Elle représente une forte femme vêtue d’une longue robe et portant dans sa main gauche une clef, dans sa droite un étendard déchiré par le vent. C’est Françoise de Cezelly. Appartenant à la vieille noblesse montpelliéraine, elle était responsable de la ville de Leucate qui gardait la frontière avec l’Espagne au XVIe siècle. L’histoire raconte qu’à la suite d’une bataille perdue elle a donné sa vie en échange de la paix pour les habitants du village. Les gens parlent encore d’elle. Sur le piédestal est écrit ce que furent ses derniers mots à contrepied de la glorification de la mort d’autres guerres : 


C’est le temps désespéré où pour bien faire il faut perdre la vie. 





Marc Hatzfeld

Paru dans Chimères

 

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