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La démocratie perd la boule


Dans la nation Mohawk d’Amérique du Nord, le souci de la décision juste qu’on nomme la politique repose sur la nomination trois personnes en charge de conduire cette politique. De ces trois personnes, deux sont chargées de débattre des questions qui se posent. Ces deux personnes ne sont pas censées défendre leur parti perso contre celui de l’autre, mais exposer un point de vue en regard d’un autre point de vue, tous deux mobilisés par l’intérêt général. Ainsi, est-il déjà admis que la différence, voire l’opposition des points de vue appartient à la question posée et pas aux personnes qui se donnent de la trancher. Pas plus d’affrontement d’égos que d’intérêts personnels. L’idée est que ce qui mobilisera la parole des personnes choisies est le bien commun. La troisième personne n’apparaît que sur la requête des deux premières lorsque celles-ci se sentent dans une impasse. Cette troisième personne a alors charge de reposer la question afin de permettre aux deux premières de reprendre le débat. 


Les observateurs de la vie des habitants du Chiapas dans le Mexique contemporain, considèrent que ces gens passent à peu près la moitié de leur temps à débattre de leurs affaires collectives. J’envie ces citoyens citoyennant à quasi plein temps. Il m’est arrivé une fois, au Bengale, d’être témoin d’une discussion dans un village tribal où se posait la question de la participation des habitants à la construction collective d’un établissement partagé. Tous les soirs, les habitants disponibles se rencontraient, se désaltéraient d’une bonne bière de riz, reposaient la même question indéfiniment, s’écoutaient (hommes et femmes presqu’également considérés), jusqu’à ce qu’un beau soir la solution tombe comme un fruit mûr. Tout le monde était d’accord. Lorsque je raconte ces histoires venues d’ailleurs, je reçois dans mon Europe qui pense avoir inventé la démocratie une volée d’objections blindées par un sentiment d’évidence. La première objection a trait à la dimension du collectif, tout ça est bon pour les civilisations primitives de petite échelle, m’assure-t-on. D’autres objections tirent argument de l’indécrottable complexité technique de l’existence moderne, du manque de temps pour débattre ou d’urgences tragiques. 


L’expérience humaine au long cours est pourtant bourrée de modèles politiques intelligents, souples, adaptatifs, permanents ou passagers, subtils ou généreux selon des dimensions et les cultures, variant du village à la tribu, de celle-ci à la nation, permettant aux gens de chercher des réponses aux soucis qui les concernent. Comme l’a écrit en substance Amaritya Sen, la démocratie n’est pas un cadeau désintéressé des Occidentaux au reste du monde, c’est un traitement de base des relations entre humains. Le modèle parlementaire représentatif arrivé jusqu’aux recoins du monde dans les valises des curés, des marchands et des soldats est crédité de grandes qualités, mais il est loin de la perfection à laquelle il prétend. Il semble même aujourd’hui proche du bout de sa course.


C’est que la démocratie représentative cahote sur une route encombrée de préjugés. Elle est soit l’objet d’une pitrerie de simulation, soit confisquée par quelques élites auto-désignées, soit gangrenée de corruption, soit en butte aux appétits de la finance, soit dépassée par les questions qui lui sont adressées comme les mouvements de population ou l’écrasement de la vie sur terre. Souvent, c’est tout ça à la fois. Le spectacle offert par ce pays aussi riche que bien rodé qu’est la France, incapable de mettre en place un gouvernement et dirigée par une sorte de clown charmeur qui rate tout ce qu’il touche et continue pourtant de faire rire, ce spectacle devrait inciter à inventer autre chose. Et déjà à mettre en question les préjugés intouchables de la démocratie. Dans le désordre : 


Premier préjugé, soudé à la démocratie, la représentation. La mise en place d’un système représentatif a été admise aux débuts de son histoire, comme un pis-aller lié à la démographie. Son enkystement dans les justifications techniques de la complexité est un énorme mensonge. La pétrification d’une caste politicienne verrouillée par l’appareil académique, les solidarités de classe et l’endogamie de la presse et de la politique ont déprécié la légitimité de l’idée représentative. L’expérience du tirage au sort tentée par Emmanuel Macron dans sa brève innocence initiale pour désigner les participants à un débat sur l’environnement a prouvé une qualité d’échanges qui a permis d’aboutir rapidement à des propositions pertinentes aux questions posées. La prise en compte quasi spontanée de l’intérêt général lors de ces expériences balaye l’objection de technicité des questions. Ce qui a arrêté cette expérience en plein vol est la lâcheté de décideurs paniqués de mettre en question les privilèges de la caste économico-politique. 


Deuxième préjugé à la vie dure, le vote. Le vote est aussi un pis-aller. Il est une façon d’en finir ric-rac avec le débat face au risque de son enlisement. Le vote est même, pour le débat, un ennemi aux aguets, prêt à le tuer dans l’œuf. Un vrai débat ouvert est pourtant incompatible avec l’idée de date butoir tant le temps du consensus est hasardeux. Un accord consensuel est l’issue tranquille d’un débat sans bornes. Au plan des principes, le consensus est la manifestation de ce que les participants au débat ont reconnu l’intérêt commun. Les débatteurs ont dès lors toutes raisons de clore le débat par un accord. De surcroît une des difficultés de toute décision politique est la prise en compte des minorités. Le vote à la majorité plus un n’est pas seulement injuste pour les minorités, il est idiot. Pourquoi 50 % +1 ? Pourquoi pas 72 % - 6 ? Le vote crispé sur la majorité donne l’occasion des pires magouilles. Il n’a de sens que comme prise en compte de l’urgence. Or la décision ne peut tomber juste que si le temps de débat n’en est pas l’otage. 


Troisième préjugé donc, celui-ci davantage contemporain, la brièveté du temps face à l’ampleur des choix. La France est, comme les pays d’Europe et une part des pays modernes du monde, un pays opulent. La richesse en énergie, en biens de consommation, en culture et en d’autres domaines devrait se traduire par une richesse en temps disponible. Les humains n’ont besoin que de peu de temps pour se nourrir et jouir de la vie. Le temps résiduel est vaste. Si l’on approche du processus décisionnaire, il se trouve peu d’occupations plus importantes que de concevoir ensemble un présent collectif. Ce que l’on nomme travail et que nos politiciens tentent de revaloriser en dépit de l’ennui sordide qu’il dispense si souvent, est en large part une succession de gestes et de paroles qui aboutissent à la production d’objets inutiles, encombrants et polluants dictés par les algorithmes de la société de consommation. La plus grande part des objets que nous croyons indispensables comme l’IA ou l’énergie atomique nous ont été imposés par des hasards techniques sur lesquels nous n’avons aucune prise. Le choix des produits dont nous nous entourons, qu’il s’agisse d’électricité, d’automobiles, de livres, de médicaments, de farniente ou de cinéma devrait revenir au processus démocratique. Renoncer au débat démocratique sous prétexte de se donner le temps de fabriquer des objets inutiles et polluants est une immense sottise. 


Quatrième préjugé quasi sacré, le peuple, le fameux démos, les citoyens. Qui est habilité à prendre part au débat et aux décisions qui s’ensuivent ? Le débat entre droit du sol, droit du sang ou droit à discuter est fauteur de disputes invraisemblables dans lesquelles se précipitent les crétins, les faux-jetons et les profiteurs. On peut mettre en question indéfiniment les limites du démos. C’est une saine pratique, mais on peut aussi jouer simple. Les citoyens d’un pays, d’une tribu, d’une ville, sont ceux qui y vivent. Basta. On appellera Français ceux qui vivent en France, Arabes ceux qui vivent en Arabie et Cambodgiens ceux qui vivent au Cambodge. Un critère de détail permettra de choisir le temps de séjour justifiant le titre de citoyen. On ne permettra pas aux abuseurs d’être partout à la fois, mais on admettra la multiplicité des appartenances comme une richesse. Sont citoyens ceux qui habitent la cité. 


Cinquième préjugé réputé intouchable, l’état de droit. Dès que deux personnes sont présentes en même temps au même endroit, elles suscitent la mise en œuvre d’une règle commune, c’est le droit. Le droit est l’ensemble des usages, décrets, habitudes, lois, pratiques récurrentes et principes éthiques qui régulent l’existence individuelle et collective. Le droit qui régie le cours des étoiles et la reproduction des vivants est d’ailleurs de même nature que le droit civil et le droit des relations non dites entre personnes de sexe, de couleur, d’âge différents. Ce qu’on appelle état de droit est la reconnaissance de ce que cette juiridicité dite, défendue, silencieuse ou sacrée est construite, admise, respectée, connue et protégée pour tous et par tous. C’est le premier bien commun, celui qui lie entre eux les gens qui sont ensemble au même instant. Toute inflexion du droit se fait en regard de ce qui précède : la représentation, le débat, la décision, la citoyenneté. 


Le problème que pose le malentendu de la pratique représentative tient à ce que ceux qui aujourd’hui contrôlent l’appareil politique au nom de cette idée qui se laisse engloutir ne sont pas vraiment prêts à lâcher leur pouvoir en dépit d’errements catastrophiques. Ils sont tétanisés face au dérèglement climatique ou à la montée des suprémacismes. C’est dans les situations critiques que saute aux yeux l’ampleur du désastre engendré par les préjugés attachés à la tradition racornie de la représentation. On se rappelle pourtant combien le covid19 avait à ses débuts rendu les humains aux rêves d’un monde magnifique et silencieux. Entre la menace de la disparition de la vie, la sauvagerie de guerres qui s’accumulent et la montée des eaux troubles, il y a pléthore de situations critiques présentes et à venir ; et donc de rêves ouverts. C’est le moment de changer de cheval.  


Je ne dispose pas de solution de poche bien sûr, mais la situation critique de l'acualité suggère en filigrane quelques pistes à suivre. La première est le choix du genre. Une différence de ton me semble opposer les comportements masculin et féminin en matière de responsabilité politique. Tandis que la plupart des hommes sont crispés sur leur carrière, les appareils qu’ils servent et les renvois d’ascenseurs, bien des femmes politiques disent et font ce à quoi elles croient vraiment et s’y investissent sans calculs. La deuxième piste est l’espace du débat. L’humanisme des Lumières est doublé sur sa gauche par une vision du monde non plus centrée sur les seuls humains mais sur l’ensemble du vivant, voire davantage. L’écrasement du vivant, le cataclisme climatique et la violence du danger suprémaciste obligent à traiter des questions politiques y compris triviales au prisme d’une globalité qui renouvelle à la fois la parole et les modes d’action. La troisième piste semble plus abstraite, mais renvoie à un basculement qui restitue les émotions, les affects et les rêves poétiques dans la compréhension des choses. On sent comme une revanche de la fraternité (disons sororité) sur les exigences de liberté ou d’égalité. Et si nous cessions de nous fier aux mesures statistiques de l’économie et aux maîtres penseurs pour écouter nos sensibilités partageuses et nos désirs très intenses ?  








1 commento


kanjilediteur
20 ago

Merci pour cette analyse. "Être ou avoir" ? Plus que jamais, nous sommes devant ce choix. Nous, combien sommes-nous ?

Malheur à la ville dont le prince est un enfant... La sagesse dont nous avons besoin aujourd'hui n'est pas compatible avec le goût du pouvoir et l'esprit "bravache" d'un "youpi" qui courtise les grandes fortunes jusqu'à oublier les fondements de notre république et qui confond "la vraie vie" avec une parenthèse hystérique, pendant laquelle les nationalismes et les drapeaux ont transformé des sportifs en soldats patriotes. La vie que nous partageons sur cette Terre avec tout le vivant n'a que faire des drapeaux, des médailles et des hymnes nationaux...

Amitiés d'autrefois, quand on croyait que bientôt il n'y aurait plus…

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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