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L'autre, la terre et le chaos du temps




On ne peut comprendre ce qui se passe ces jours-ci en Palestine et en Israël sans porter un coup de sonde dans l’histoire proche comme dans le cœur des gens, ce qui est parfois la même chose. J’aimerais revenir sur quelques traits de cet affrontement.


Le premier trait est qu’il s’agit d’un conflit de longue date dans lequel ont joué des Palestiniens, des Juifs établis en Palestine avant la naissance d’Israël, mais surtout de ces grandes puissances qui s’amusaient alors à coloniser le monde et à tracer des cartes et des frontières à leur guise. Les choses commencent pour ce qui est du Moyen Orient avant la première guerre mondiale. Le projet d’un établissement juif en Palestine date de la fin du XIXe siècle et suggère d’y installer, avec le soutien de puissants protecteurs, quelque chose que son inspirateur Theodore Herzl nomme « la pointe avancée de la civilisation en barbarie. » Cette confusion de la Civilisation et de l’Europe est à cette époque classique, elle durera jusqu’à Braudel compris et prépare le suprémacisme européen qui fait depuis des ravages en cascade. En 1917, en plein milieu de la première guerre mondiale, Balfour qui est ministre du roi d’Angleterre s’engage à ce que le projet d’un « foyer national juif » voie le jour dès la guerre achevée. L’Angleterre et la France se partagent en catimini les dépouilles de l’empire turc, on tergiverse, on change son fusil d’épaule, mais la colonisation sioniste commence, dénoncée par les Anglais comme terroriste, mais tolérée les yeux mi-clos. Enfin elle conquiert par les armes son morceau de Terre promise.


À la sortie de la seconde guerre mondiale, les vainqueurs qui se sentent mal de n’avoir pas vu venir l’extermination des Juifs d’Europe, accèdent enfin à la demande du mouvement sioniste d’installer en Palestine un état comme on sait le faire : un nom, des frontières, un drapeau, une langue, un système politique, etc. C’est l’histoire d’Exodus, de Ben Gourion, de Churchill, de Golda Meir et de quelques autres qui ont suivi. Pendant cette période on a mis en œuvre le partage géopolitique d’un morceau de désert qui confirme la logique coloniale du sionisme. La naissance d'Israël fait apparaître une Palestine qui avait jusqu'alors été une région imprécise de l'empire turc. L’existence des paysans palestiniens (les fellahs) ne traverse pas une seconde l’esprit ni des colons, ni des responsables européens. L’Europe dominatrice des deux guerres mondiales et de la colonisation du monde a une énorme responsabilité dans la création puis la gestion politique d’un conflit qu’elle a largement contribué à créer puis à enkyster.


Le deuxième trait est plus sensible et plus rarement évoqué encore dans ses dimensions tragiques. C’est que ce conflit porte non pas sur une opposition de cultures ou de religions, mais sur la relation des humains à la terre. Les humains comme tous les vivants sont fortement attachés à la terre. Ce sont des êtres ancrés, enracinés, situés. Avec des variations relatives aux modes de vie, ils sont vitalement liés au local. Dans une situation bouleversée, un humain privé ou chassé de sa terre, n’est plus rien. Il meurt d’être arraché de sa terre, il n’y survit pas. Qu’on se comprenne, la terre vue sous cet angle, n’est pas l’occasion d’un droit surplombant, elle n’est pas vécue comme un outil de production, elle existe dans le cœur des humains non comme un objet de propriété, mais comme un prolongement de soi-même, de sa famille, de sa lignée, de ses ancêtres comme de ses enfants à naître. Ce que les Palestiniens nomment Nakba est la souffrance d’un arrachage irrémédiable à la terre.


Il est tout aussi important d’admettre que les colons qui ont confisqué la terre des fellahs au fil des décennies ont également fait surgir en eux cet attachement passionnel sans réserve pour la même terre. Ils ont pour la terre d’Israël qu’ils cultivent depuis le début de l’aventure sioniste un amour total magnifié au reflet de leur quasi éradication par la Shoah. Enfin un lieu duquel on ne nous demandera jamais de partir ! Enfin un chez-soi concret ! Ce trait se retrouve dans d’autres situations, mais paysans palestiniens et kibboutzniks de toujours comprennent chacun ce que ressent l’autre au sujet de la même terre. Un des aspects de cette étrange situation est pourtant que le langage intime concernant la terre s’est laissé pervertir par le mythe du droit divin sur la terre. Dès qu’on fait intervenir une divinité ou une prophétie dans un conflit humain, aucun échange n’est plus recevable, la langue de la négociation se pétrifie dans la bouche. Il ne reste que la guerre sacrée. Les deux populations ont le même ennemi, c’est l’intégrisme religieux. Il progresse avec chaque année qui passe.


Le troisième trait me semble mériter un instant d’arrêt intime et sincère. J’ai été bouleversé par ce qui a été rapporté des gestes et des regards des tueurs du Hamas lors de la journée du 7 octobre lorsqu’ils sont entrés dans des Kibboutzim et dans la fameuse rave party. Je suis également bouleversé par le système des bombardements aveugles sur la population de Gaza par l’armée suréquipée d’Israël. Je savais que ces brutalités existaient, mais je n’avais jamais imaginé en être un témoin, même différé. Une question me hante, c’est comment il est possible à des humains qui ont des enfants de tuer d’autres enfants, que ce soit à mains nues ou en larguant des bombes qui déchirent et rendent fou ? Comment est-il possible à des personnes qui savent leurs victimes solidaires de leur destin à eux, de les tuer avec pareille rage ? Je n’ai pas la réponse, mais il me vient parfois une intuition qui suggère cette dimension insoupçonnée de la nature du conflit.


Je reviens aux affronts d’invisibilité des Palestiniens condensés dans l’idée d’ « une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » ou encore sur : « Les Palestiniens, ça n’existe pas. » Ce n’est pas tant de se voir nier son humanité ou sa qualité de civilisé qui a blessé les Palestiniens. C’est de ne pas exister du tout, de compter pour zéro dans une transformation qui met leur existence en cause. Emprisonnés derrière le rempart militaire d’une frontière infranchissable, voués à n’être ni vu ni entendu et finalement à ne pas être. Comment se rend-on visible lorsqu’on ne vous regarde pas ? Comment attirer le regard de l’autre et du monde sur sa propre disparition ? Que faire lorsque depuis plus de soixante-dix ans on a l’impression d’avoir tout tenté pour être vu ? Au point que vous finissez par douter de votre propre existence tandis que vos enfants grandissent et ont eux-mêmes des enfants, que votre passage sur terre touche à sa fin, que vous n’avez pas encore eu une seule minute où vous sentir être. Comment fait-on pour se justifier d’être ?


Du côté israélien, une frayeur de même ampleur occulte toute mesure et dicte des mots et des gestes qui échappent à l’intelligence ordinaire. Cette population tient dans sa mémoire longue mais aussi immédiate le souvenir vivace d’avoir été déjà quasi effacée du monde. L'effacement n’a pas été à son terme et les auteurs étaient d’autres gens, des gens qui n’ont cependant pas du tout renoncé. Que l’on soir Juif de rituel, de culture, de nom ou d’affinité, que l’on vive à Tel Aviv, à New York ou à Paris, on sait dans sa chair prompte à se mettre à vif le risque de la disparition totale. On sait le risque de ne plus être par l’effet d’une distraction passagère, d’une naïveté politique ou un accès de faiblesse, voire de paresse. Que fait-on lorsque l’on voisine avec des humains qui ont juré votre mort collective ? Comment leur faire comprendre qu’on a déjà failli disparaître par un excès de confiance dans des gens qui semblaient aimables ? Être Palestinien ou être Israélien renvoient symétriquement à l’extrême fragilité d’exister. Pour les uns comme pour les autres il ne s’agit pas d’une préférence dans l’administration technique des choses, il s’agit d’être encore vivant demain matin.


Le dernier trait qui me semble mériter, dans cette affaire, quelque délicatesse, c’est celui de la méthode pour en sortir. Il paraît important dès aujourd’hui d’admettre qu’il va falloir négocier, c’est-à-dire faire des concessions difficiles, parfois douloureuses, souvent inimaginables. Si l’objet de la dispute est la terre, il faudra faire des concessions sur la terre. Colonisation, conquête, irrigation, voisinage, partage, échange, école, boulot, mariages, etc… Qui part d’où, qui reste où, comment peut-on cultiver ou gérer ensemble ? Et aussi comment écrire cette histoire commune à quatre mains ? L’important dans une négociation est de considérer son partenaire, de le regarder, de l’entendre, de se débarrasser des préjugés à son encontre, de trouver très loin le point zéro d’où l’on partira. Ça prend un temps infini. Un léger avantage de cette négociation est que, par des activités artistiques, culturelles, économiques jamais interrompues, les deux populations se connaissent. Il est possible qu’elles viennent de se donner des arguments de haine tenace et longue, mais aussi de respect et d’estime. Un autre avantage pourtant plus léger encore, est que l’existence de ces deux populations est davantage volatile à chaque jour qui passe, elle ne tient qu’à un fil. Vigilance ultime ! La plus grande difficulté de l’instant semble, en revanche, le parasitage des donneurs de leçon, les conseils suprémacistes, l’intrusion des géopoliticiens, les tours de chauffe des petits malins de la société du spectacle. À ce jour, rien n’est perdu, la donne est d’une étrange simplicité. Soit l’un des deux acteurs efface l’autre du paysage et aucun ne s'en remettra, soit ils inventent une façon de vivre ensemble.

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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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