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Eros et Psyché ou les viols de septembre




Dans les deux affaires de viol de bon calibre que nous a rapporté la presse de septembre 2024, ce qui m’a le plus frappé est le sentiment d’innocence des violeurs. Comme des bébés à l’âme pure, ils seraient étrangers à leurs monstrueuses bêtises. Sans même verser au dossier des tonnes de philosophie morale, on aurait pu au minimum commenter les gestes de ces gens par l’expression selon laquelle, par exemple, « ça ne se fait pas ! » Or rien de cela. Dans le cas de l’abbé Pierre, la proximité du personnage avec la figure divine semble lui avoir servi de sauf-conduit de luxe. C’est au moins ce qu’a dit à la presse l’une de ses victimes qui avoue que pour elle, « c’était Dieu ». Carrément. Que l’église catholique ait caché la turpitude de son héros n’étonne plus, mais qu’un sentiment de toute puissance ait éradiqué chez cet homme tout sens moral laisse pantois. Ou même fait froid dans le dos. Le même sentiment d’innocence semble avoir touché pas mal des 51 violeurs en série dont certains ont aussi donné l’impression qu’ils n’avaient aucun regret parce que, en fait, disons qu’il n’y avait pas grand chose à déplorer. L’un dit qu’il n’a pas compris ce qu’il faisait tandis qu’il bandait devant une femme droguée inerte. Un autre a lâché qu’il lui semblait légitime qu’un homme dispose de « sa » femme. Et ainsi de suite. 


Je ne peux m’empêcher de comparer les gestes et paroles de ces drôles d’humains avec ceux de certains des héros de Sade. J’ai entendu un jour un lecteur du Marquis suggérer que La philosophie dans le boudoir en particulier, était une mise à l’épreuve de l’éthique par l’érotique (Psyché à l'épreuve d'Eros). Nous sommes tous, tout au long de notre existence, confrontés à cette mise à l’épreuve. Dans le texte haletant de Sade, c’est une jeune fille tout juste convertie aux jouissances frénétiques de la pratique sexuelle qui livre sa propre mère en esclavage à sa rancune ainsi qu’au bon plaisir de ses acolytes. Je n’ai nulle part ailleurs rencontré pareille violence littéraire. Aucun repère pour aider à contrôler ne serait-ce qu’à peine la formidable pulsion sexuelle. Ça n’est pas le sujet. Mais il s’agit d’une fiction ! A Mazan comme à Emmaüs, nous sommes en principe dans la réalité. 


Au détour de ces deux affaires présentées parfois sur un ton de banalité, je découvre qu’il existe dans notre monde, dans notre pays et sans doute dans le voisinage de chacun, des hommes bien élevés absolument dépourvus de ce sens que George Orwell appelait « common decency. » Je ne pense pas les institutions qui se prétendent dépositaires des valeurs morales élémentaires capables d’assurer cette décence commune, pas plus la famille d’ailleurs, qui protège jalousement en son sein les pires turpitudes sexuelles comme l’a révélé, entre autres, La familia grande. Je mesure surtout, à l’aune de ces deux cas, l’épuisement des ressorts de l’éthique élémentaire qui fait tenir debout cahin-caha les sociétés humaines. C’est là que se niche le problème.


Il faut dire que cette suspension de l’éthique dans le vide est le miroir d’un discours qui confie (depuis les menaces de l’enfer jusqu’aux rodomontades ministérielles) la justesse des conduites sociales à la seule punition. Rien qui viendrait du for intérieur, pas grand chose qui invoquerait la conscience, rien encore qui taquinerait la responsabilité des auteurs. Mis à part quelques rares discours de gauche qui osent parler d’amour ou de tendresse, la seule prise en compte politique de la morale du désir se résume ces jours-ci à l’ordre, l’ordre, l’ordre, conférant l’autorité au plus sot proverbe de notre langue qui assure que « la peur du gendarme est le commencement de la sagesse. » Je n’ai entendu lors de cette séquence de viols terrifiants aucun personnage politique s’interroger sur une éthique de l’ordinaire trop souvent réduite à l’os. Il faut dire qu’il est devenu presque anodin que beaucoup de ces messieurs-dames se fassent aussi prendre avec deux (ou trois) doigts dans le pot de confiture. 


À Calcutta, face au double crime du viol d’une interne dans son hôpital suivi du meurtre de la jeune femme, des centaines de milliers de citoyens bengalis ont pendant un mois réclamé dans la rue que justice se fasse et que chacun et surtout chacune puisse jouir de la nuit sans risquer de se faire tailler en pièces. En Italie s’est ouvert à Venise dans une émotion large et digne le 23 septembre le procès de Filippo Turettan accusé du viol et du meurtre rageur de son ex. En France, Gisèle Pélicot est acclamée par une haie d’honneur lorsqu’elle sort d’audience à Avignon. Bien sûr, comme beaucoup d’hommes ici et ailleurs le maire de Mazan a du mal à renoncer aux rêves du boudoir, après tout dit-il « personne n’a été tué. Ça aurait pu être bien pire s’il avait tué sa femme… ». Mais on n’a pas besoin d’un météorologue pour savoir dans quel sens souffle le vent. Tant qu'Eros et Psyché se touchent (comme sur l'image ci-dessus), c'est peut-être dans la bonne direction.





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Marc Hatzfeld, Sociologue des marges sociales
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