Appartenance, violence et territoire
Je voudrais d’abord replacer les trois concepts qui définissent le titre de cette intervention dans leur contexte général. Mon propos est surtout de débarraser ces concepts du halo de préjugés qui nous empêchent d’en saisir le sens et qui, du coup nous empêchent de traiter le problème qu’ils posent dans leur association. La violence est le plus problématique de ces trois concepts. Dans la plupart des discours que l’on entend concernant les turbulences sociales, la violence est considérée comme un mal dont il faudrait, parfois à tout prix, se débarrasser. Je voudrais rappeler que la vie est violente. Qu’il s’agisse de la lutte pour se nourrir, de celle pour se reproduire ou de la protection de son territoire, les grands mamifères dont les hommes font partie sans réserve sont des animaux violents. La question est donc plus de faire avec cette violence que de s’en débarasser et d’éviter la violence destructrice et auto-destructrice. Seconde remarque au sujet de la violence, elle n’est pas, loin de la, l’exclusivité des jeunes, des délinquants ou des méchants. Il existe des envionnements violents, des situations sociales violentes et l’Etat lui-même ne se prive pas d’exercer une violence qui n’est pas toujours ni rationnelle ni justifiée par les valeurs que ce même Etat défend. Je ne dis pas cela pour disculper les jeunes auteurs de violence, mais pour expliquer la difficulté de faire entendre un discours moral ou réparateur sur la violence.
Deuxième concept, l’appartenance. L’appartenance est la capacité de dire nous. Les hommes étant des animaux sociaux, ils ont besoin de dire nous et de mettre en pratique le discours sur le nous, le discours collectif. Ils n’ont cessé depuis que l’on sait observer leur trace sur la terre de constituer des collectifs auxquels ils appartiennent. L’appartenance est donc, comme la violence, un déterminant incontournable des sociétés humaines. Les hommes appartiennent comme ils respirent. C’est ainsi qu’ils inventent les instruments de l’appartenance que sont la nation, la famille, la religion, autant de formes qui structurent et relient les hommes dans leurs appartenances. Ce que l’on nomme l’identité est le faisceau d’appartenances d’une même personne, les différentes façons qu’elle a de dire nous, les différentes façons aussi de manifester son appartenance par des rites d’allégeance, les mythes soudant le collectif, des croyances de toutes sortes.
Le troisième concept est peut-être le moins facile à comprendre. Le territoire semble tellement lié à la géographie, comme si l’espace était naturellement découpé en territoires aux frontières claires et stables. L’histoire prouve juste le contraire. Les frontières stables entre espaces géographiques sont des phénomènes très récents et, les livres d’histoire des historiens nous apprennent que les hommes ont jusqu’à il y a quelques siècles, parfois quelques décennies, déambulé librement sur la planète sans se faire trop inquiéter par des frontières et des policiers. D’autant qu’il existe des territoires qui ne sont pas délimitables, comme les territoires de chasse des Amérindiens avant la conquête ou des territoires mythiques issus de contes et légendes portant sur des faits d’arme ou des apparitions divines.
C’est l’association de ces trois concepts qui pose problème. Ce qui pose problème est que l’appartenance territoriale crée de la violence et la question qui nous est posée est de maîtriser la violence d’appartenance au territoire. Pourtant ce phénomène qu’on voudrait voir disparaître est le phénomène le plus banal de l’histoire humaine, celui de la guerre. Et l’on voudrait que nous trouvions le fin mot de la question de la guerre et qu’on en tire les leçons pour pacifier ce coin de l’Essonne ? C’est à la limite du sérieux. D’autant plus que nous savons fort bien que les groupes de jeunes violents sont une constante absolue de l’histoire des hommes. Je ne prétendrai pas donner un éclairage général sur la question de la violence mais il me semble possible de repérer quelques traits de la société contemporaine qui peuvent contribuer à expliquer les manifestations actuelles, les formes contemporaines de la violence des périphéries urbaines. Il me semble possible de réfléchir à cinq évolutions de notre société qui bousculent la jeunesse populaire de sorte à participer à un début d’élucidation qui permettra de comprendre et d’agir.
1. Dissolution et diasporisation
La dissolution est celle, lente et progressive, de l’état-nation(1). Cette dissolution est à peine perceptible à l’échelle d’une génération, mais elle est obstinée depuis la fin de la première guerre mondiale et, selon les lieux et les périodes, passe par des phases d’accélération et de pause.
Dans les couches populaires de la société, l’incertitude laissée par ce mouvement d’éclatement produit une disjonction entre des appartenances identitaires qui peuvent être au mieux indifférents les unes aux autres, au pire contradictoires voire même hostiles. Les considérables mouvements de populations qui se sont développés sur l’ensemble de la planète depuis la seconde guerre mondiale ont provoqué des phénomènes d’appartenance multipes avec lesquels il faut maintenant compter car il en résulte une réalité symbolique intriquée qui se manifeste aux niveaux individuel et global. Chaque famille de milieu populaire appartient à ce que l’on peut appeler maintenant une diaspora originale. Dans des pays aussi divers que l’Arabie saoudite, l’Allemagne, la France, les Etats Unis, Singapour, la Russie, une part importante des catégories laborieuses appartient simultanément à un pays d’accueil et à un pays d’origine. Réciproquement, dans des pays ou régions aussi diverses que la Côte d’Ivoire, l’Ousbékistan, le Mexique, le Gujarat ou les Philippines, une part importante des revenus vient d’une dispora attachée à la fois au lieu d’origine et au lieu d’ancrage. Dans les pays dits d’accueil, ces diasporas sont des éléments structurants importants de la vie sociale. Que ces appartenances relatives soient énoncées ou pas, organisées ou pas, argumentées aux plan culturel ou linguistique ou pas ; qu’elles soient conciliantes ou pas avec les rites et symboles de la culture dominante ou pas, elles forment et donnent sens, elles suggèrent des proximités ou des distances, des connivences ou des hostilités. Elles apparaissent lors de périodes ordinaires ou dramatiques de la vie sociale comme les rencontres sexuelles, les grandes manifestations sportives, les conflits guerriers symboliques ou les arrangements de voisinage. Ce que l’on pourrait appeler une diasporisation de la vie sociale revêt, en ce qui concerne le rapport des jeunes à leur environnement trois formes principales.
Le premier effet de la diasporisation de la vie sociale est de faire sauter le besoin ou plutôt la pertinence du transmetteur de valeur classique qu’est la famille. Quelle que soit la forme concrète de la famille, entre tribu et noyau monoparental, elle devient souvent inefficace à rassembler ou ordonner les valeurs contradictoires de la diaspora avec le pays d’accueil, des différentes diasporas entre elles. Ce phénomène abonde les nombreuses conditions de dissipation de l’autorité de valeurs et de comportements jusqu’alors véhiculée dans et par la famille. Les jeunes perçoivent d’instinct que l’institution familiale tient encore par les attachement et les solidarités, mais qu’elle est défaillante en ce qui concerne la transmission. Du coup, le père n’étant plus attendu dans sa fonction de relais de la patrie ou de la nation, il est partiellement disqualifié dans sa prétention à diffuser de l’ordre, de la règle, de la morale ou de la loi dans le sein de sa propre famille.
Le deuxième effet de la diasporisation est de suggérer des mythologies identitaires parfaitement farfelues en réponse au besoin de repères des jeunes provoquées par l’effacement de l’état-nation. Selon les diasporas, les mythologies sont plus ou moins partagées, plus ou moins officielles, plus ou moins solides. Selon les diasporas particulières, ces mythologies s’approchent ou s’éloignent de situations historiques vérifiées ou de sources crédibles. Mais, de toute façon, le caractère fantasmatique des mythologies évoquées et l’urgence de leur référence leur donne une volatilité qui, pour un oui ou pour un non, peut se devenir explosive.
Le troisième effet de cette diasporisation est à la fois la manifestation d’un phénomène récurrent devenu presque banal et la résultante des deux premiers effets. C’est le déplacement des besoins d’appartenance vers des objets paradoxaux, comme la bande, la religion ou le quartier. Non que les attachements à une bande, à un système religieux ou à un quartier soient forcément pervers, loin de là. Mais l’exclusivité de l’attachement et sa capacité à drainer, dans le sillage du fantasme identitaire, des phénomènes de violence collective ou des sentiments fortement prescripteurs comme l’honneur, en font un ingrédient explosif des relations entre les jeunes garçons.
Le désaroi identitaire est un trait fréquent de jeunesse, malaise du monde livré par une génération passante forcément incapable de lire les aspirations d’une génération montante. Mais la combinaison de deux phénomènes aussi précisément synchrones que l’effacement de l’état-nation et la montée en légitimité et en variété des diasporas dans les catégories populaires du monde entier brouillent fortement les repères de la nouvelle génération dans des proportions qui sont illisibles à la plupart des adultes, mais considérables pour la jeunesse.
2. Le renversement des rapports égalitaires
Dans le sein des pays développés, la tendance obstinée des rapports sociaux était celui d’un mouvement d’égalitarisation. Il est bien entendu que ce mouvement était lui-même cahoteux et qu’il n’était rendu possible que par le déséquilibre de richesse entre les pays industriels et les régions du monde livrées à l’exploitation coloniale.
Ce mouvement que Tocqueville (2) avait repéré dans le cœur de l’Ancien régime et auquel la Révolution française avait donné une vigueur idéologique singulière s’était associé à l’accroissement des richesses dans ces mêmes pays industriels pour argumenter les flux de consommation, les flux de main d’œuvre et l’organisation des échanges. Toujours est-il que, dans un pays comme la France, la tendance était jusqu’à l’époque que l’on qualifie de Trentes glorieuses, orientée à l’égalitarisation des conditions sociales. Un des effets de la « gloire » de cette époque a été de renverser cette tendance. Pour des raisons qui dépassent le cadre de ce texte, dans tous les pays du monde industriel, de façon constante et sans guère rencontrer de résistance, les inégalités se reconstruisent, les écarts de revenus comme de toutes autres conditions se creusent, les pauvres s’appauvrissent et les riches s’enrichissent considérablement. Ce phénomène qui est l’effet de choix politiques tout à fait repérables est présenté sans vergogne dans le discours politique ou journalistique comme une sorte d’intempérie, un refroidissement incontrôlable de la planète finance, une pente inéluctable qu’il convient désormais d’épouser.
Pour la première fois depuis quatre ou cinq siècles, la jeunesse populaire de notre pays a parfaitement conscience que sa condition sera plus rude que celle de ses parents. Tandis que le produit intérieur brut progresse et que les résultats financiers de l’activité économique s’affichent avec une fierté qui frise l’arrogance et se joue des pires crises, la jeunesse du pays constate que ces flambées financières ne sont pas pour elle. Les effets de ce décalage prennent la tournure d’un désastre dans la conscience sociale.
Le premier effet du creusement inégalitaire est qu’il offense une qualité qui est un autre propre de la jeunesse, c’est sa générosité. Je ne fais pas allusion à des qualités personnelles mais à une compulsion collective à prendre les autres en considération. Proche de l’enfance dans ses réactions émotives et la part réservée à ces réactions dans le regard sur le monde, distanciée pour encore quelques temps d’un terrible principe de réalité qui suggère aux gens sérieux de réserver leur inclinations au partage, à la gratuité ou au don, la jeunesse est obstinément généreuse. Elle est toujours en première ligne dans les choix et les discours de partage, elle est souvent volontaire pour mettre en œuvre ces projets de partage dans les pays du monde qui en manifestent le besoin.
Pour ce qui concerne la génération présente, le renversement du mouvement égalitaire est aussi une rupture d’espérance. Les enfants des classes populaires contemporaines dans les pays de l’Europe occidentale sont pour une grande part les fils et filles des travailleurs migrants venus dans des pays industrialisés y faire courir les chaînes de montage, tourner les machines et monter les bâtiments. Ces derniers ont donc assumé leur tâche sur la promesse que si la vie était rude pour eux, migrants de la première génération, elle s’ouvrirait pour leurs enfants. Les discours implicites ou explicites sur le regroupement familial, le rôle de l’école et la mécanique de l’ascenseur social ont fait mentir toutes leurs promesses. Le regroupement familial s’est toujours fait sous tension et il est régulièrement remis en cause, l’école n’a pas réussi à intégrer les enfants des migrants et ces enfants savent parfairement
que, mis à part certains cas outrageusement mis en évidence par des politiciens et des journalistes, les chances globales offertes à la génération populaire actuelle sont moindres que celles de leurs parents. Tandis que leurs pères se sont éreintés dans les usines et les entrepots, eux rouillent au bas des immeubles entre chômage, indemnités, petits boulots et obscures combines. Les pères avaient sacrifié leur présent pour le futur de leurs fils et de leurs filles ; ils ont transmis à leurs enfant l’amertume de promesses non tenues qui s’est emparée de toute la génération.
3. La destruction méticuleuse de la planète
Plusieurs points de ruptures ont été franchis par le système industriel global conduit par des dirigeants économiques supposés responsables et toléré par des dirigeants politiques fort affirmatifs. Ce phénomène d’inertie a été analysé par Jared Diamonds (3) comme un choix politique apparemment irrationnel correspondant à un projet implicite de disparition. Que ce choix soit conçu par défaut ou par dépit ; qu’il repose sur un pari concerté dans un contexte de concurrence de civilisations ou qu’il manifeste l’incapacité des systèmes politiques à prendre les décisions qui s’imposent, le fait brutal est reçu, lors de chaque génération, comme un bras d’honneur de la précédente. Comme si nous n’avions aucune mémoire de notre futur.
Le dernier point de rupture est celui que manifeste le réchauffement climatique. L’incertitude temporelle liée aux effets de ce réchauffement oppose les générations. Tandis que les plus de quarante ans peuvent espérer s’en tirer pour ce qui leur reste à vivre, les jeunes générations ne peuvent qu’enrager de voir les chances de leur survie dans un univers somme toute cruel mais magnifique, oblitéré par les atermoiements de la génération précédente. La mythologie de la fin du monde tourne en boucle sur les écrans du cinéma comme dans la tête des plus jeunes. L’angoisse pour l’avenir est argumentée par des norias de scientifiques qui ne ressemblent en rien à des millénaristes illuminés. Elle est grosso modo partagée par la totalité de la jeune génération sur l’ensemble de la planète.
Cette inconsistance de la corporation politique argumente encore la disqualification morale de la génération précédente. Il devient déraisonnable de faire confiance à une génération qui a saccagé le bien commun pour conduire les affaires anecdotiques ou triviales de la cité. Mais ce qui distingue le plus encore les générations est le déplacement philosophique qui commence, depuis une dizaine d’années à s’imposer sous le terme d’écologie profonde.
Depuis que s’installe l‘idée que ce même homme est capable de détruire un monde qui lui a été confié selon les uns ou qui lui est livré selon les autres, se profile une nouvelle idée. C’est que ce monde dont on peut admirer la beauté par un effet d’appartenance intégrale mérite peut-être d’être sauvé au prix de l’homme. Des réponses à cette philosophie du vivant peuvent tourner en dérision ce point de vue au prétexte que le monde n’a de sens et d’existence que par la conscience qu’en ont les humains, un auteur fort reconnu comme le philosophe norvégien Arne Næss (4) n’en considère pas moins que la pensée philosophique a épousé un renversement. Il est malaisé de mesurer ce renversement dans le sens commun d’une population, mais il est vraisemblable qu’il est implicitement adopté parmi les jeunes générations, au moins comme une question. On peut même supposer sans pouvoir encore le démontrer que même les catégories populaires de ces jeunes générations ne seraient pas insensibles à ce renversement.
4. La dévalorisation du travail
Le cadre général de la déconstruction du travail est sa réduction à l’emploi. Dans le language courant, en Français du moins, les deux expressions se confondent : pour la plupart des habitants de France, « avoir du travail » équivaut à disposer d’un emploi, « chercher du travail » c’est chercher un emploi. Le dispositif de régulation du travail qui s’organise autour d’un ministère éponyme, de syndicats gestionnaires, de législation d’une insondable complexité et de conflits politiques, concerne principalement l’emploi. Ce faisant, ce glissement paradigmatique débarrase le travail de ce qui le rapprochait de la vertu créatrice des hommes. Un salarié n’est ni philosophe, ni poète, ni jouisseur, ni finalement créateur tandis que l’activité humaine que l’on peut nommer travail peut receler toutes ces qualités. La réduction du travail à l’emploi prive par ailleurs les hommes qui y sont soumis de toute initiative entreprenariale, laissant à des techniciens du geste d’entreprendre le soin de se projeter, d’imaginer, d’inventer et d’oser. Le travail réduit à l’emploi et mis en scène par son appareil gestionnaire et politique réduit les hommes qui en sont les acteurs à n’être que des exécutants, des applicateurs de procédures, des prolongements machiniques.
Comparé à la condition des ouvriers fortement qualifiés du XXe siècle, le travail a perdu sa capacité d’expression de soi. Impliqué par sa soif d’énergie fossile dans la destruction de la planète, le travail a perdu les vertus transformatrices qui solidarisaient les humains sur un projet politique ou philosophique. Les inflexions du travail lui font cependant épouser progressivement la carricature que suggère son éthymologie pour n’être que supplice et malédiction. La dernière inflexion du travail est sa mise sous tension (5). Les médecins des quartiers populaires savent combien cette mise sous tension provoque de souffrances médicalisables ou non, physiques et psychiques. Malgré les efforts d’une certaine médecine du travail pour s’y soustraire et ceux de la sécurité sociale pour en éviter les coûts, la souffrance au travail est devenue une banalité qui apparente le salariat à des formes légères d’esclavage. Dans tous les pays développés dont certains servent de modèle à une France pourtant encline à la protection sociale, les droits des travailleurs sont rognés par des arguments d’efficacité et de coûts concurrentiels. C’est ce paysage dépité que rencontrent aujourd’hui les jeunes lorsqu’ils veulent investir l’énergie de leur âge dans la transformation du monde.
Il leur reste donc les débrouilles. La relation au travail des catégories populaires devient au fil des années l’organisation d’une économie de débrouilles. L’emploi pérenne étant devenu statistiquement presqu’introuvable, chacun évolue au gré des opportunités d’un contrat à durée déterminnée à un intérim, de l’intérim à un chantier au noir, de ce dernier à de petites combines rémunératrices et des combines à un poste d’insertion. Entre temps les indemnités des assedics et des allocations diverses complètent un revenu mutualisé au niveau de la famille ou d’un autre groupe d’appartenance. Dans beaucoup de quartiers, de familles, de cités, l’économie de débrouille s’est installée comme une solution de recours. Cette économie frise la légalité sans s’y soumettre, elle dépend des qualités d’audace et d’invention de chacun, elle repose sur l’imagination et la réactivation de réseaux, elle compose avec la chance, elle se déplace d’un secteur à l’autre, elle se contente de petits profits et s’appuie sur des investissements légers. D’une large façon l’économie de débrouille prolonge les économies du tiers-monde et installe le tiers- monde dans les interstices des économies hyper-développées, elle se mondialise à sa façon, elle compose avec les faiblesses structurelles de l’économie instituée qui la tolère et l’appelle. Les jeunes des quartiers populaires de France sont parfaitement conscients de cette condition (6) et savent d’expérience qu’ils ont parfois, comme Jean Valjean jadis, le choix entre la faim et le vol, plus précisément aujourd’hui, entre l’inactivité ou l’humiliation et les débrouilles qui conduisent à la prison.
5. L’apparition des nouvelles techniques de l’information
S’agissant des techniques impliquant l’usage à la fois mental et physique de l’informatique, la population jeune est si manifestement à l’aise et elle déclasse si vigoureusement ses aînés, que l’impression s’impose d’une disposition adaptée à une classe d’âge proche de l’enfance. Cette évidence d’observation a pour premier effet d’offrir une sorte de revanche à cette classe d’âge. C’est d’abord elle et surtout elle qui maîtrise habilement les outils de la communication contemporaine ; c’est du coup elle qui peut enseigner ces outils et c’est surtout elle qui se trouve la catégorie plus qualifiée à leur usage. Etant donnée la puissance d’effets en chaîne de ces outils, leur apparition produit un renversement relatif de la relation au savoir. Ce sont ici les jeunes qui savent ; et la culture attachée à ces outils est une culture remontante des jeunes vers les moins jeunes dans des espaces aussi divers que la famille ou l’école. Par ailleurs, il s’agit vraiment de toute une classe d’âge. Toutes les catégories sociales de cette classe d’âge ne bénéficient pas également de la maîtrise de tous les outils, mais elles conservent l’initiative sur ces outils minimalistes qui guident la percée technologique et qui sont en 2009 le téléphone mobile, le MP3, les divers i-phones et leurs suivants.
Un second volet de l’affirmation culturelle de la jeunesse contemporaine est le hip- hop dont l’épanouissement prend une tournure singulière lorsqu’il est articulé avec les NTI. Derrière cette expression valise de hip-hop qui appartient plus au vocabulaire des journalistes de la génération installée qu’aux jeunes eux-mêmes, c’est un foisonnement créatif qui affirme une inventivité artistique rare.
Si l’on associe cette maîtrise de l’hyper-technologie contemporaine, la vigueur de la production artistique et l’inscription dans la mondialisation par l’appartenance diasporique, on a trois points d’une triangulation culturelle d’une considérable vigueur. La même catégorie sociale n’est pas toujours porteuse de l’inventivité artistique. Aux Etats Unis dans les années trente, c’était les Noirs du sud qui menaient la danse en laissant flamber le jazz. Aujourd’hui en Europe et en particulier en France, c’est la jeunesse populaire métissée des cités qui donne le tempo. Rarement sans doute, la jeunesse populaire d’un pays n’a été aussi riche de promesses et aussi mal reconnue. En France, une condescendance lasse admet les arts de la rue dans des festivals mesurés bien que brillants. L’institution culturelle regarde ailleurs, les trains passent avec fracas à côté de la fête, les jeunes artistes sont seuls. C’est le dernier malentendu et sans doute pas le moindre car il offense la jeunesse populaire dans ce qu’elle a de plus intime.
Il n’est pas étonnant qu’une société par ailleurs défensive quant aux effets de sa propre chute annoncée ait du mal à adapter ses évolutions aux aspirations de sa jeunesse. Mais en ce qui concerne la jeunesse contemporaine, l’écart est béant entre une dynamique vigoureuse et des évolutions institutionnelles et politiques fortement divergentes.
(1) Le point de départ de cette réflexion est emprunté à Arjun APPADURAI dans Modernity at large, Universty of Minnesota press, 2008
(2) Selon Alexis de TOCQUEVILLE, dans L’ancien régime et la révolution, « la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux. »
(3) Jared DIAMONDS, Effondrements, Seuil, 2008
(4) Voir, par exemple, Arne NAESS, Ecologie, communauté et styles de vie, Editions MF, 2008
(5) Consulter, par exemple, Christophe DEJOURS, Souffrance en France, Seuil, Paris, 2000 ou encore voir le documentaire de Sophie Bruneau et Marc-Antoine BRUNEAU, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, ADR Production et Alterego Films, 2005
(6) Voir la monographie de Didier LAPEYRONNIE, Ghetto urbain, Seuil, Paris, 2009
Marc Hatzfeld
Conférence donnée auprès de personnels de la ville de Courcouronnes confrontés à des situations violentes en automne 2011
Photo Graph Naples 2017