Zoner
L’expression de zoner est empruntée au vocabulaire argotique contemporain de certaines cités de la banlieue populaire française. À la question : « que fais-tu samedi ? » on répond : « je vais zoner à la Défense. » Ou l’on dira : « je zonais depuis une heure quand j’ai vu Untel. » Ou encore : « On savait pas quoi faire, on zonait, on cherchait des occases. » Dans tous les cas, zoner signifie déambuler, errer, vagabonder, mais en état de veille. Zoner n’a pas de but précis, mais requiert ou plutôt implique une attitude qui est celle du chasseur indécis à l’affût sur son territoire ou du voyageur sans but mais attentif à son entourage. Comme toutes les expressions argotiques, zoner est un mot flexible, il n’épouse pas la même signification d’un contexte à l’autre, d’une cité à sa voisine ; mais à certains égards, il n’est guère moins précis que ne l’est le vocabulaire scientifique qui lui aussi fluctue selon les auteurs. C’est ce mot de la langue populaire qui nous semble le plus à même de traduire l’attitude consistant à chercher à tâtons ce que l’on ne sait pas même nommer. Notre objectif n’est en effet pas si loin de celui des princes de Sérendip. Il s’agit de montrer à voir ce qu’on n’a pas vraiment vu soi-même.
Le premier principe du zonage est que le terrain n’a pas de limites, il est partout, il est surtout partout où l’on se trouve. Bien sûr si l’on opère une recherche sur les ouvriers, on ira les rencontrer à la sortie des usines, dans les usines et chez eux. Il existe un terrain privilégié à chaque travail, mais on ne peut s’y arrêter. On prend même des risques à s’y reposer car on perd les ressources de l’aléa justement. Colette Pétonnet qui réalisé un travail d’investigation long et soutenu sur les bidonvilles de la région parisienne développe dans le livre (1) qui en rend compte la notion d’ « observation flottante. » Elle se lie de confiance avec des habitants des bidonvilles, prend le café avec eux, discute en oubliant le temps, accompagne l’un d’eux dans ses courses, se laisse absorber par leurs affaires de famille et l’on voit son terrain s’élargir par cercles concentriques bien au-delà des limites de l’académisme méthodologique. C’est le flottement qui circonscrit le terrain ou plutôt qui refuse de le circonscrire, l’étendant dans une série de zones floues où l’auteure seule peut justifier de leur pertinence par les relations qu’elle y a engagées.
Lors d’une enquête faite ce printemps 2009 sur la jeunesse marginale japonaise, nous nous laissions porter aussi avec mes amis par l’intensité de la ville de Tokyo. Elle nous appelait la nuit comme le jour de sorte que nous semblions prendre des distances avec notre sujet, dérivant, dérivant encore vers des zones troubles et incertaines, mais sans jamais perdre complètement de vue nos jeunes. Et voici qu’au cœur d’une nuit, nous nous trouvons sur un trottoir d’où l’on peut apercevoir un flux dense de jeunes justement au long d’un escalier de fer. En haut de l’escalier, c’est Gaz Panic, une boîte hyper branchée où personne n’a plus de vingt-cinq ans. Nous y pénétrons avec gourmandise, errons au milieu d’une foule compacte comme le poing serré, irriguée par une musique tonitruante et rythmée par des chansons que tout le monde reprend, buvons tout ce qui s’y boit, regardons tout ce qui s’y voit et soudain nous constatons que nous sommes enfin au cœur de notre sujet, la nuit tokyoïte vient nous rappeler par l’extrême ce qu’est la jeunesse urbaine du début de ce siècle : déjantée, grégaire, musicale, bon-enfant et violente.
Tout est bon à prendre. Pour le chercheur, zoner, revient finalement à tout saisir, tout noter : rien ne mérite d’être écarté. Je me rappelle à ce propos un délire de Frédéric Bon lors de sa période grenobloise. Dans le train, Bon tentait de noter à l’arrache toutes ses observations vues de la fenêtre de son wagon, quelles qu’elles soient et il manifestait une vraie souffrance à ne pas pouvoir être exhaustif car finalement, suggérait-il, le train va trop vite mais il n’est rien à jeter dans les observations, rien. C’est le même souci de totalité pertinente qui animait Marcel Mauss lorsqu’il regrettait de ne pouvoir venir à bout de ce fantasme de chercheur consistant à faire l’inventaire de toutes les catégories possibles, catégories dont il aurait dressé les catégories. L’impossibilité de tout prendre en compte signale a contrario que si tout mérite d’être enregistré, cela implique que rien ne demande à être jeté, tout est bon à prendre, tout fait partie du terrain.
À la limite, on pourrait prétendre que ce qui apporte les vraies réponses aux questions que l’on se pose est tellement diffus qu’impossible à traquer, dissout dans le réel ou dans l’instant. Dans son film sur Birkenau, Marceline Loridan (2), mettant en scène une dame qui revient sur les lieux de sa captivité guidée par des souvenirs bouleversants, y rencontre un jeune homme qui est animé par la même quête qu’elle mais ne peut jouer avec la mémoire car il était loin d’être né à cette époque. Ce jeune Allemand tentant de capter l’insaisissable passe ses journées à photographier les détails minimalistes d’une ombre, d’une écorce, sans aucune signification apparente, afin de se pénétrer par l’infime de ce qu’a été ou de ce qui pourrait lui évoquer le camp d’extermination de 1943. Ce qui est remarquable dans cette rencontre impossible aussi à commenter est que les deux personnages se comprennent immédiatement et parfaitement.
En fait le travail porte plus sur la question et le regard que sur la délimitation du terrain. C’est la question qui déclenche l’intelligence du regard, c’est toujours la question qui compte, là se trouve la plus grande difficulté : poser la question qui manifestera l’espace de l’interrogation. Marc-Alain Ouaknin (3) suggère cette interprétation de l’épisode de la sortie d’Egypte. Les Hébreux râlent contre leur guide, ils craignent de ne pas manger à leur faim durant la traversée du désert et manifestent leur courroux à Moïse et Aaron dès le premier mois. Pas de problème, répond le guide, vous allez voir. Le lendemain matin, lorsqu’ils sortent de leurs tentes pour aborder le jour nouveau, les Hébreux voient le sol recouvert d’une étrange matière blanche comme une croûte de givre. « Qu’est-ce que c’est, demandent-ils, qu’est-ce que c’est, man’hou, man’hou ? » Et Moïse de répondre que cette manne, ce Man’hou, (la question « qu’est-ce-que-c’est ? ») est la nourriture que leur envoie YHVH pour traverser le désert. C’est la question qui compte, seul l’étonnement qui est à sa source permet d’aborder l’inconnu.
Près d’un demi-siècle après Copernic, Galilée parvient à faire fabriquer à Venise un télescope qui permet de voir la lune. Tous ceux qui pouvaient voir la lune alors l’ont fait, mais personne n’a vu ce que Galilée voit. Les observateurs antérieurs étaient encore habités de la vision aristotélicienne qui faisait du Cosmos un univers parfait, divin, abstrait, forcément incomparable. Or voici que Galilée leur indique que, sur la lune comme sur la terre, on peut voir des montagnes car sa liberté de regard l’emporte sur les idées qu’on lui a mises en tête. C’est aussi cela zoner : voir la réalité avec des yeux qui ne sont pas guidés par les expériences antérieures, voir avec des yeux neufs que ne floute pas un projet. En fait, le vrai travail du terrain, c’est le travail sur soi. Zoner, c’est regarder et voir débarrassé d’intentions comme de préjugés.
Se rendre disponible aux surprises de l’observation est le fond de la question méthodologique. Cela implique de faire le vide dans son sac à concepts, d’oublier ce que l’on a appris et compris, d’admettre de ne plus savoir, un travail de nettoyage ou de renoncement qui semble ressortir plus d’une ascèse mystique que d’une pratique d’investigation scientifique. Mais, quels que soient leur discipline et leur rôle, beaucoup de chercheurs savent qu’il est des moments d’ouverture dans la recherche ou disons des situations de basculement où la soif de comprendre revêt l’intensité d’une folie mystique qui rendrait une personne raisonnable prête à n’importe quoi pour voir. Antonio Machado rappelle à la rareté de ces instants de vision pour celui qui cherche dans un bref poème qu’on peut ainsi traduire :
« Ô yeux qui s'ouvrirent à la lumière
un jour pour ensuite
aveugles retourner à la terre
exaspérés de regarder sans voir. » (4)
Et Rimbaud qui fait parler son bateau ivre de liberté dans les dérives de mondes imaginaires, après et avant d’avoir énoncé tout ce qu’il a traversé, lâche en reprenant mine de rien Paul de Tarse : « Et j’ai vu quelques fois ce que l’homme a cru voir. » Mais il ne s’agit plus ici d’ascèse mais à l’inverse de folie ou d’excès ce qui revient au même. Le zoneur dirait qu’il faut aller voir dans le jour et dans la nuit, à jeun comme dans l’ivresse, devant soi et à l’autre bout du monde, seul et à plusieurs, qu’il n’est aucun angle du regard qu’on se puisse épargner comme il n’est aucune côte qui permette qu’on la néglige. Tout est bon, la plus sordide des zones, comme le dit aussi Rimbaud d’ailleurs dans le poème, ouvre à des émerveillements inépuisables.
Dans le fil de cette traversée sans but et sans autre sens que celui de voir, on découvre à chaque boucle du voyage que l’on ne retrouve jamais le même monde. C’est encore une leçon du zonage. Le terrain n’est jamais achevé, à chaque retour d’observation on peut tout redécouvrir et mettre en question ce que l’on avait déjà noté et interprété. L’eau du fleuve n’est jamais la même sous le regard de l’observateur et le regard de l’observateur change lui aussi avec chaque seconde et chaque saison.
La plus grave transgression à l’égard de la bienséance méthodologique nous est encore livrée par Chicago. Soixante ans après que soit née l’école dite de Chicago dans une attitude méthodologique qui a fait grincer pas mal de dents de chercheurs arqueboutés sur l’interdiction des intrusions affectives et des engagements politiques dans l’observation, c’est Sudhir Venkatesh (5) qui nous la livre derechef. Voici ce jeune doctorant californien parti, muni de son questionnaire sous le bras, pour interviewer les habitants d’une cité pourrie voisine du campus. Et dès le premier jour de son travail, il se fait alpaguer par les sbires d’une bande de voyous bien raides dont le chef s’entiche de lui. Il se lie avec ce chef et passe les six années suivantes à partager l’existence des habitants de la cité, il rit, joue, festoie avec eux, essuie les mêmes rafales d’armes automatiques et boit avec eux de bon cœur, connaît tout le monde et se fait connaître de même. Le questionnaire ne sera jamais rempli, certains professeurs font les gros yeux. Finalement c’est Venkatesh qui nous rapporte des observations parmi les plus complètes et les plus fines que l’on ait à ce jour sur les ghettos noirs de l’Illinois.
(1) Colette PETONNET, On est tous dans le brouillard, 2002 ? Paris, Editions du Comité des travaux historiques et scientifiques
(2) Marceline LORIDAN-IVENS, La Petite Prairie aux bouleaux, 2003
(3) Marc-Alain OUAKNIN, C’est pour cela qu’on aime les libellules, Points Seuil, 2001
(4) ¡ Ojos que a la luz se abrieron/un dia para despues/ciegos tornar a la tierra/hartos de mirar sin ver ! Antonio MACHADO, Campos de Castilla, Madrid, Catedra, 1977
(5) Sudhir VENKATESH, Gang leader for a day, New York, The Pinguin Press, 2008
Marc Hatzfeld
Contribution au Colloque de Cerisy La sérendipité, Juillet 2009
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