Mezzogiorno
Nous habitons ensemble une grande maison de la banlieue parisienne. Il s’agit d’y réinventer une fois de plus la liberté, cette liberté qui n’en finit pas de se bricoler depuis deux ou trois siècles. Ou plus précisément il s’agit d’expérimenter le mouvement qui conduit à une liberté qui n’existe que dans nos rêves, de nous libérer comme nous nous le disons. Nous mettons nos désirs en commun, nous tentons d’abolir ce qui nous entrave, la propriété des biens, des lieux et des personnes, les préjugés politiques ou sexuels, les héritages et les habitudes; nous nous détachons des familles, des autorités, des vérités et des projets. Nous volons. Nous ne sommes pas seuls dans cette divagation, loin s’en faut. Nous recevons les visites de ceux qui expérimentent ailleurs à leur façon la même faribole de devenir libres, chacun à sa façon, chacun le disant dans son langage, personne n’y croyant tout à fait, tous prenant des risques sans calcul. Ils viennent de Grèce, des États-Unis, d’Allemagne ou d’Italie. Nous nous racontons, nous faisons ensemble. Nous voulons jouir sans entraves car nous soupçonnons la vie d’être courte. Nous échangeons cependant nos errements, nos étonnements et nos découvertes dans un journal que nous avons nommé Tout, ce que nous voulons: Tout! Comme s’ils espéraient toucher un des bords du monde, certains d’entre nous se frottent aux substances diverses dont ils attendent qu’elles modifient perceptions ou impressions. Parfois nous partons en voyage, chacun pour soi ou à deux, à trois.
Un jour nous partons pour Reggio Calabria. Une émeute s’y est déclenchée que nous voudrions comprendre et peut-être écrire. J’ai troqué ma deux-chevaux contre un break Peugeot neuf et rouge vif. Nous sommes trois, Hoc, Juk et moi. Par où nous passons, on nous accueille comme des amis de toujours. À Turin dans un de ces grands appartements où quinze camarades taquinent à la porte de la Fiat ce que les journaux appellent le Mai rampant italien. À Milan, nous héritons de la demeure bourgeoise des parents d’un activiste de Lotta Continua au bas de laquelle une manifestation nocturne nous renvoie les onze coups d’un mot d’ordre qui prétend que ce n’est qu’un début. Parfois nous nous arrêtons sur le talus d’un chemin ou dans une station d’essence de bord de route. Juk et Hoc sont engagés dans un dialogue sans queue ni tête qui nous fait rire aux éclats. J’ai mal aux côtes d’un fou rire interminable qui me prend par surprise et me renvoie à l’enfance. À Rome vers 4 heures du matin nous déplions nos sacs de couchage dans la salle d’attente d’un médecin devenu copain. À Naples, la conciergerie couverte de lierre d’un palais nous cache encore pour une nuit. Soudain nous roulons sur une autostrade sus- pendue au-dessus de la baie, un ruban de béton déplié dans la lumière du Mezzogiorno d’où la vue s’étend sur une côte ciselée contre la mer. De nouveau nous volons comme des albatros. Mais à Reggio, toutes les chambres d’hôtel sont prises par les journalistes venus couvrir l’émeute. Nous déambulons épuisés sur la plage jusqu’à ce qu’un pêcheur nous propose de dormir dans sa cabane. Hoc espérait-il que le pêcheur reste? Neufs et ivres, nous redécouvrons Juk et moi, le commencement du monde. Le lendemain, c’est avec Hoc que je vais rencontrer, dans la nuit, les émeutiers de Reggio autour d’un brasero où l’on chante des chants tristes avec des voix de basse. Hoc et Juk ne cessent de commenter ce qui nous entoure ainsi que notre aventure avec des mots qui perdent leur sens à mesure qu’ils le touchent. Nous rions de plus belle. Nous ne sommes pas en train de rêver, nous ne rêvons certainement pas d’un monde meilleur. Nous sommes dans notre rêve. Nous ne bâtissons pas un monde nouveau. Nous sommes dans ce monde. Il n’y a qu’un monde et nous l’avons conquis par le rêve le temps qu’il a bien voulu se laisser envahir.
Aussi loin que je me souvienne, on m’a toujours reproché de rêver. On m’envoyait chercher le sel à la cuisine et on me retrouvait une heure plus tard le front collé à la vitre côté rue ou les yeux absorbés par un parcours de fourmis. Curieusement, les grandes personnes me semblaient opposer le rêve à ce qu’elles appelaient la réalité, comme si les rêves fourvoyaient d’une vie qui fût vraie. Elles avaient pour moi une expression qui m’allait sur mesure: je rêvassais. Je sentais une condescendance dans ce mot réservé, on prenait en patience mon travers d’enfance attardée. Lorsque la question était sérieuse, on tirait vers les fondamentaux, non mais tu rêves, tu n’y crois pas toi-même, faudrait peut-être te secouer ! Parfois on me faisait un brin de chantage sur le mode, mais reste donc avec nous, où t’en es-tu parti ? Comme si j’avais pu rêver autre part que parmi les miens, au milieu des gens, c’était ma façon d’être avec eux. Parfois on me menaçait des pires catastrophes si je m’obstinais à me laisser flotter par mes images et mes personnages, mais comment veux-tu t’en tirer ? C’est pas ça la vie! Il arrivait aussi qu’un adulte prétende me comprendre et me demande gentiment ce que je voudrais devenir plus tard, un jour, quand ce serait le moment, tu rêves bien de quelque chose. Je n’ai jamais eu de réponse à ces questions et n’en ai toujours pas. Je crois que je considérais qu’on pouvait atteindre et connaître le monde aussi bien par ses apparences extérieures que par des manifestations floues à l’intérieur de chacun, en tout cas à l’intérieur de moi pour ce que j’en découvrais. Mes parents comme les autres adultes avaient d’autres chats à fouetter, je crois qu’on m’a fichu la paix en espérant que je m’en tire sans faire de vagues. J’ai découvert assez vite que les meilleurs moments pour rêver sont ceux qui laissent s’interpénétrer le jour et la nuit ; ou disons l’éveil et le sommeil. Que le rêve introduit à des émotions comme la mélancolie ou la rage qui floutent le bon et le mauvais. Qu’à condition de s’y prendre avec délicatesse, on peut glisser l’éveil dans le rêve et réciproquement. Que le rêve endormi est le même que le rêve éveillé bien que plus légitime. Que les mêmes rêves reviennent parfois indéfiniment. Enfin, on en apprend des choses sur le rêve si l’on s’y met.
Un jour, je suis tombé dans une bibliothèque de Tananarive sur un livre de poésie intitulé Presque songes et Traduit de la nuit. En fait deux livres en un. Le poète était malgache, son nom était Jean-Joseph Rabearivelo et sa photo ornait la page trois : il était beau et on l’aurait dit tourmenté, inquiet. On laissait entendre d’ailleurs un peu plus loin dans la préface qu’il s’était suicidé vers les 35 ans. Ses poèmes me paraissaient indécis autant que cristallins et m’envoyaient valdinguer au bout du monde d’un seul coup. Je pouvais en lire un puis le relire sans renoncer à y découvrir d’autres bouts du monde et d’autres encore. Il y avait dans l’idée du presque-songe une technique d’existence comme le dirait Foucault plus tard, une façon de vivre le monde, façon ou technique dont je pouvais tirer profit pour mon compte afin d’essayer de le comprendre, ce monde, ou au moins d’en approcher quelques contours. Le matin de mes jours de vacances, je me laissais flotter entre sommeil et éveil afin de diluer la frontière qui prétend séparer le rêve de ce qu’on me nommait réalité. Presque songes. Ça a duré quelques années, peut-être quelques mois seulement, comment se rappeler? Je voyais bien que tout, autour de moi, me dissuadait cependant de m’installer sur cet espace poreux des presque songes.
« J’aimais les peintures idiotes, dessus des portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. » Je crains qu’il m’ait fallu attendre tard pour découvrir Rimbaud. Avant Une saison en enfer d’où viennent ces quelques lignes, ça avait été Le Bateau ivre. Ma chance était d’être un mauvais élève, je décrochais des affaires et des matières sérieuses. Rimbaud me racontait le monde que je voyais bien mieux que l’histoire, les mathématiques ou les sciences expérimentales. Mon rêve était de me découvrir dans la dérive du bateau ivre, de descendre libre où me porterait l’existence, de ne pas savoir, de ne pas comprendre, de garder le plus loin possible et jusqu’au plus tard un regard étonné et ravi. Un jour une vieille dame égyptienne qui était aussi ma grand-mère m’a dit toi je t’aime plus que les autres, tu sais pourquoi ? C’est parce que tu es un peu idiot. J’aurais pu être vexé, je me suis senti délivré des règles, des intentions et de la raison. L’idiotie me convenait. Mon rêve, inénarrable à quiconque, était de retrouver l’éternité, c’est la mer mêlée au soleil. Depuis, je ne cesse de constater que je ne suis pas seul dans ma quête de voyage sur les confins du rêve. Jean Rolin dans La Frontière Belge, Jean Echenoz dans Cherokee, Julio Cortázar dans La porte condamnée ou le James Joyce de Finnegan’s wake me tiennent compagnie comme tant d’autres. Borges, Dante, Pierre Guyotat ou Raymond Roussel sont des arpenteurs du jeu littéraire avec les rêves. Et si tant de poètes comme tant d’autres artistes comme Jérôme Bosch ou Francis Bacon s’y sont mis, sans doute s’agit-il aussi d’une tentation de gens normaux dans des situations ordinaires. Mais ce n’est peut-être pas si simple. Prenons Nerval par exemple.
Dans Aurélia, Nerval se coule aux caprices du rêve. Le temps ne sait pas où il va, dilaté puis compacté comme dans un spasme, reprenant son cours où bon lui semble, renonçant à se nommer. Les personnages se confondent les uns dans les autres, visages et rôles changeant ou se superposant, apparaissant on ne sait d’où pour s’effacer sans s’expliquer. Délires du rêve ou du rêveur ? Les humeurs du narrateur passent de la peur à l’émerveillement, de l’humilité descriptive à la dévotion mystique pour finalement suggérer un doute portant sur tout. Par une série d’associations et d’affinités, le lecteur peut avoir l’illusion de suivre un fil, mais celui-ci se perd, se rompt, revient, s’entortille autour d’un mot et disparaît dans l’oubli. L’exégèse pourra toujours trouver sens à cette succession cadencée d’impressions dont on ne saura jamais si elles sont oniriques ou factuelles, c’est œuvre de raisonneurs inutiles. Parfois, d’une phrase, Nerval nous rappelle à l’enlacement menaçant de la fantaisie avec les douleurs atroces de la folie. Le voici qui cherche inspiration dans l’entre-deux mondes. Aurélia y prend cependant des figures décalées et inspiratrices qui nous rappellent la Béatrice du Paradis de la Divine Comédie. Nerval nous ballade dans ses presque songes à lui, ce qu’il appelle « l’épanchement du songe dans la vie réelle. » Nous voilà bien. Pourtant, à la fin du texte, il s’explique de ce que, malgré une folie confirmée par les chroniques médicales, il proposerait presque comme un procédé littéraire. « C’est ainsi que je m’encourageais à une audacieuse tentative, écrit-il. Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? » En somme, Nerval, soupçonnant son inclination à le faire et son talent pour le dire, s’insinue mine de rien dans la zone de bizarreries où merveilles et paniques se confondent sur l’entre-deux.
Il est, me semble-t-il, des interstices dans l’existence des humains permettant d’explorer sans souci de dommages la porosité de cette frontière gardée qui sépare le rêve de ce qu’on déclare réalité. Des âges dans l’existence dont sans doute l’adolescence qui, dotée d’une énergie vitale rageuse, fouettée par un désir qui ne connaît pas encore son objet, avide jusqu’au risque de mort de connaître le fin mot de l’affaire, ose des passages et dispose de quelques audaces pour les franchir. Des époques dans le cours d’une histoire locale où, ayant bazardé par quelques accidents exaltants et brutaux ce qui bridait les mœurs et les lois, des populations entières se jettent dans un intermède ouvert aux projets possibles comme aux invraisemblables utopies. Des intuitions conceptuelles géniales qui, jouant d’un paradoxe attachant la médecine au drame théâtral par exemple, parviennent à pénétrer un mystère de l’âme humaine afin de libérer celle-ci de la pesanteur des héritages et des fatalités de l’ennui. Des pratiques du corps qui, cachées au sein de systèmes religieux anodins, offrent à certains caractères trempés des occasions de transgresser l’éthique pour envisager certains mystères de la conscience. Ces interstices sont des fulgurances aussi promptes à disparaître qu’elles ont été habiles à embrouiller les chemins balisés à des traverses incertaines. Il existe surtout dans la vie de chacun, des petits matins où, entre la brume délicieuse du sommeil et l’appel des tâches du jour, on peut choisir une fois de plus entre l’agenda des choses à faire et l’appel du rêve nocturne encore si pressant dans une facétieuse mémoire immédiate.
« Cœur léger, cœur changeant, cœur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits ? »
Le temps de rêver n’est pas seulement bien court, comme nous le rappelle Aragon, il est fugitif comme un voleur repéré qui craindrait d’être attrapé. Survenu par le mystère du sommeil depuis l’autre côté du miroir et se sachant protégé par ses génies déformants, le temps du rêve n’en fait qu’à sa guise. Il file, le temps du rêve, il se joue du temps, se rit du rêveur. Puis, cabotin, le voici qui prétend revenir sur la pointe des pieds, mais le rêveur ne s’y reconnaît plus, ne s’y trompe pas. Où s’en va-t-il le temps du rêve ? Les presque songes dans la fuite de l’éveil prochain semblent indiquer vers où courir pour le rattraper. Comme un enfant poursuivant un pigeon dans un square, le rêveur sait bien qu’il ne l’attrapera pas tout en le pistant de la nostalgie de sa nuit. Pourtant, dès lors que l’on renonce à le raconter et que l’on se contente de l’impression volatile qu’il a laissée, le rêve se laisse amadouer. Tant que l’on reste immobile dans l’espace d’indécision du presque songe, l’impression persiste. Rêve d’amour, rêve de bataille, rêve victorieux, rêve d’angoisse, rêve de clairvoyance, rêve de sexe, rêve d’égalité ou de justice, rêve de liberté ou de bonheur, rêve d’untel ou d’unetelle, rêve de mort, rêve d’un lieu, les impressions d’un rêve peuvent accompagner dans la journée, dans une période, dans une phase d’existence. Raconter un rêve, c’est en tuer les impressions fugaces afin d’y nommer un sens. C’est la connaissance du deuxième genre victorieuse de celle du troisième genre de Spinoza. Non seulement le temps de rêver est bien court, mais le rêve ne se livre qu’à peine et par des impressions qui s’évanouissent dès qu’on prétend les toucher comme l’image d’Eurydice disparaît du cœur d’Orphée lorsqu’il la cherche du regard. Les impressions du rêve nous poursuivent jusqu’en plein midi, nous savons bien vers où nous roulons, nous savons que ce n’était qu’un rêve et que, comme le gosse du square, nous n’attraperons pas le pigeon mais, avec un peu de chance, nous attraperons un nuage de ce rêve capricieux et nous nous en nourrirons le temps d’un matin ou celui d’une existence.
À Reggio où nous continuions cependant de traîner nos savates, la Celere, les CRS italiens d’alors, encerclaient le Grand Ducato de Santa Catarina, quartier périphérique qui avait déclaré sécession d’avec la République italienne, la vraie. Sur les murs de la ville, on lisait « Governo Colombo, fame, piombo » où de sérieux militants révolutionnaires dénonçaient peut-être la misère sociale et des coups de feu malencontreux. Mais aussi « Boia chi molla ! », slogan douteux emprunté paraît-il aux années 1930 qu’on pourrait traduire comme : honte à qui faiblit (dans la lutte bien sûr) ! Hoc qui, immergé dans la libération des homosexuels, avait tendance à déceler le sexe partout, y lisait plutôt: honte à celui dont le désir flanche! Et nous en riions encore. Car c’est bien ce dont il était question dans cette période de presque songes: faire coïncider rêves et désirs dans l’instant. Ne jamais débander en somme. Continuer à voler tant que le soleil ne nous brûlerait pas les ailes. Nous sommes ainsi remontés de Reggio jusqu’à notre grande maison de la banlieue parisienne d’une traite en nous passant le volant de la Peugeot rouge vif tandis que revenait en boucle dans notre magneto de bord et sur la seule cassette dont nous disposions, une chanson de Serge Reggiani qui annonçait que les loups allaient entrer dans Paris. En fait, c’est un peu plus tard que les loups devaient s’installer dans Paris. En ce qui nous concerne, nous avons bien volé sur les autoroutes du Mezzogiorno, nous avons beaucoup ri de choses graves autant que d’insignifantes et surtout de nous-mêmes ; et nous nous sommes aimés sans mollir.
Marc Hatzfeld
Paru dans Chimères en 2015.
Image : Pavel Vavilin sur Flickr
Après s’être fortement impliqué dans les années post 68, Marc Hatzfeld a fait un lent tour du monde, est devenu travailleur social, consultant, chercheur, rêveur.
Dernier ouvrage paru The poetics of land, Black Apollo, Cambridge, Royaume Uni.