Les jeunes des cités n'ont rien à perdre
Le quartier du Franc-Moisin est enfermé entre une autoroute, un canal, une voie rapide et le Stade de France. Bouclé comme tant d'autres quartiers, coincé. C'est pourtant un quartier d'habitat vertical, bien dessiné et correctement réhabilité. Il est cependant violent, mais pas tant par les personnes qui l'habitent que par les conditions de la vie qui s'y déploie. L'enfermement y est violent, la grande pauvreté y est violente, la surveillance d'une part de la population entre la police et un discours religieux omniprésent est violente, les conflits de bandes reposant sur des patriotismes de quartier, la stigmatisation par l'adresse, tout y est violent. J'ai entendu des histoires d'existence fourvoyées dans les impasses de la solitude et de l'abandon. J'y ai suivi des existences désespérées de jeunes qui essayaient tout et on contraire pour échapper aux humiliations et à la misère. J'y ai une fois participé avec beaucoup de voisins et d'amis aux funérailles d'un jeune qui avait mal tourné.
Mais l'existence quotidienne fait face. J'ai travaillé trois ans au Franc-Moisin. Je me rappelle des dames y papotant entre elles et riant à gorge déployée sur le coup de onze heures du soir aux abords du parking. J'y ai souvent été accueilli et guidé avec courtoisie par des jeunes empressés et hospitaliers. Jamais ma moto garée devant la Poste n'y a été vandalisée. J'y ai travaillé avec des responsables associatifs intelligents et courageux, souvent issus de la population de la cité. J'y ai rencontré des professionnels de santé et d'éducation infiniment respectés par la population. J'y ai fait la connaissance d'une calligraphe iranienne, d'une bande de paysannes laotiennes débordantes de joie, de jeunes et de femmes avides d'appartenir à la communauté nationale par un attachement sincère à ses rites, ses règles et son esthétique. J'y ai un soir retrouvé des jeunes habitants enthousiastes au théâtre Gérard Philipe du centre de Saint Denis. Je dois ajouter que le Lycée Suger y a toujours été un lieu de régulation important. Le Lycée Suger est un beau Lycée, clair et spacieux, d'une architecture contemporaine bien dessinée, agréable et bien tenu. Les élèves étaient et sont encore fiers d'aller à Suger et savent pouvoir espérer poursuivre leurs études à partir de Suger.
Le Franc-Moisin n'est pas une zone de non-droit comme le disent certains commentateurs par paresse de langage, mais il s'y est inventé et installé vaille que vaille comme dans bien d'autres zones sociales, économiques ou géographiques de notre République une règle coutumière que les autorités politiques et policières ont négocié avec la population et les circonstances. Longtemps on a improvisé cette négociation à l'arrache et voici qu'elle a autorité de fait maintenant. On se demande ainsi comment on accepte que les pauvres y vivent exclusivement entre eux dans des brouillons de ville dépourvus des lumières qui brillent partout ailleurs. On se demande comment on a fini par prendre l'habitude d'une impossibilité de toute activité productive à l'initiative des habitants dans ces quartiers, comme si l'emploi allait un jour surgir du chapeau d'un président ou d'un maire. Comment on a admis que certains comportements insultants à l'égard des femmes et des filles y soient monnaie courante et finalement admis comme de tolérables bizarreries. On se demande comment on a accepté que des discours religieux de tous ordres et bords soient considéré comme contributeurs légitimes à la règle commune ? Je parle ici de quarante ans de construction lente et plutôt consensuelle de la mise à l'écart des catégories populaire du pays. Quelle est la part de condescendance à l'égard de ces indigènes de l'intérieur dont préfère ne rien savoir ? Quelle est la part de l'affirmation faible d'une loi que l'on ne s'est jamais donné le mal de rendre intelligible? Quelle est la part de l'incompétences d'un pouvoir central averti pourtant depuis des lustres par responsables associatifs et élus locaux ?
Encore une fois, c'est la vie sociale qui, prenant le dessus, a fini par permettre aux habitants des quartiers populaires de survivre entre joie et désespoir dans la part que le pays leur avait réservée. Des familles et des groupes issus de dizaines de régions du monde aussi différentes que l'Algérie, le Cambodge, le Mali ou la Colombie y apprennent les uns des autres tout en dessinant les codes d'une mondialisation langagière et culturelle qui est le ferment du monde de demain. Les jeunes y font jaillir des dérivations souples et délirantes du Français normatif, y dansent selon les rythmes venus de la grande Amérique, y rêvent surtout d'une France ouverte à laquelle ils seraient si fiers d'appartenir, si fiers bien que parfois embarrassés. Certaines femmes profitent d'interstices oubliés de la vie associative pour se rencontrer et résister à leur façon. C'est dans ce contexte tendu entre vitalité et violence qu'apparaît ce rite étrange qu'est une élection présidentielle à la française.
Triplement marginalisés par le chômage, la géographie et la négligence culturelle, les pauvres votent peu. Ils regardent cependant et certains voient plutôt clair. J'ai le souvenir d'une joyeuse bande de garçons parlant de " bouffonneries " au sujet des mots d'ordre lissés à la com de la précédente campagne présidentielle. Cette année, le paysage médiatique donne à l'événement une tout autre ampleur. Deux traits ressortent de cet instant politique majeur du point de vue des banlieues.
Le premier est une combinaison de désordre et d'incertitude. La pagaïe verbale et comportementale est totale. Pendant trois semaines, on a entendu des responsables qui se prétendent de haut niveau parler de guerre civile, défier les autorités du pays, perdre leur sang froid, se parjurer en une pirouette, se tirer dans les pattes comme des gosses de maternelle oubliés de la maîtresse. De la pagaïe verbale à la pagaïe institutionnelle le pas est vite franchi. Les pauvres savent que les instants de désordre offerts par une institution qui a perdu la tête sont des opportunités pour renverser la table. L'horizon des jeunes parmi la population des cités est obscur. Ils n'ont pas grand chose à perdre. Les pitreries d'appareil qui ont suivi le bouleversement de la situation du parti Les Républicains sont arrivés comme un aveu d'incompétence politique qui ouvrent le champ à tout débordement. Les arrangements qui ont précédé et suivi un accord entre bureaucrates dans les organisations de gauche sont apparues comme des manifestations d'impréparation et des bisbilles enfantines pour ceux dont le quotidien est fait de débrouilles vitales. On sent que ça flotte la-haut, que ça ne se décline qu'en éléments de langage formatés, que les chefs se défilent et que l'autorité part en vrille. On sent la faille s'ouvrir.
Le second trait de ce moment chargé de symbolique est le foutoir moral qu'il révèle. Deux des protagonistes de l'exercice sont soupçonnés de ce que l'on doit encore nommer des " présomptions d'emplois fictifs " et de " conflits d'intérêts ". Je voudrais insister sur l'idée que le langage juridique de circonstance ne cache en aucune façon la réalité pour ceux qui prennent de plein fouet les effets d'une injustice économique qui engraisse les riches et affaiblit davantage chaque année les pauvres. Le soupçon dont la presse puis la Justice se sont emparés évoque la possibilité d'un enrichissement personnel qui est une insulte pour ceux qui n'ont souvent pas même les mille euros mensuels du smic pour vivre. Le soupçon de triche effrontée en ce qui concerne les règles électives et les collaborateurs techniques apparaissent dans des vies toutes occupées à tromper la faim et la peur comme des gifles au visage de ceux à qui l'on demande un comportement sans faille.
Car aucune population n'est aussi soumise aux injonctions d'obéissance à la loi que celle des habitants des quartiers populaires et en particulier des jeunes de ces quartiers. Ils entendent à longueur de journaux télévisés, de discours politiques, de recommandations bienveillantes des travailleurs sociaux, des prescription à l'obéissance, à la normalité, au silence et à la patience immobile. Certains jeunes subissent jusqu'à trois ou quatre contrôles policiers dans un jour. Les robocops de la BAC mettent le pied dans la porte pour venir fouiller un appartement à la recherche d'on ne sait quoi et croient s'en tirer en présentant en fin de parcours de plates excuses. On remet au goût du jour des pratiques dont on sait les effets contre-productifs comme les peines plancher et l'incarcération dans des prisons devenues innommables. Certains discoureurs font mine d'ignorer à quel point les institutions religieuses de tous bords se sont imposés dans le discours banal traitant de la vie ordinaire et combien ces discours protègent les privatisations de l'espace public comme l'oppression des femmes et des filles.
On se demande si l'on rêve, mais la farce rebondit de plus belle et se répète. Ceux-là même qui se permettent de défier les juges, la loi et une République qui semble les faire vivre plutôt confortablement, nous promettent la mise au pas des jeunes qui font des bêtises. Ils interpellent la police pour qu'elle en fasse plus et réclament du gouvernement qu'il mette un coup d'arrêt au désordre devant le Lycée Suger. Je n'attends pas que les jeunes soient épargnés des punitions ou des réprimandes qu'ils méritent lorsqu'ils font eux-mêmes des bêtises, bien au contraire. Mais nous savons pour parcourir depuis des décennies l'univers des jeunes des milieux populaires, qu'ils ne peuvent entendre aucune leçon de morale de la part de ceux qui sont soupçonnés de turpitudes bien pires que les leurs et qui insistent et s'entêtent et recommencent. J'entends depuis quelques semaines des messieurs importants évoquer en boucle la nécessité pour les autres de " prendre leurs responsabilités ". Je me demande souvent ce que veut dire cette expression creuse ; il me paraît cependant qu'elle prendrait du sens, cette expression, si " prendre ses responsabilités " ou agir de façon responsable consistait à partir de son propre chef afin que la loi reprenne son sens et avant de prendre le risque de se trouver balayé par la force d'une histoire qui coûterait cher à notre démocratie.
Marc Hatzfeld
Anthropolologue
Marc Hatzfeld est sociologue ou anthropologue des banlieues. Il a partagé son temps, au cours des trente dernières années, entre des activités de conseil à des associations ou des collectivités territoriales et un métier de chercheur. Le conseil lui a offert des accroches concrètes avec la vie des gens comme avec les responsables de tous ordres. La recherche lui a offert des occasions d'approfondir des terrains, d'échanger avec d'autres et de publier quelques travaux. Il travaille aussi en Inde sur la relation des humains avec la terre qu'ils habitent.
Derniers ouvrages parus:
Les Lascars, Autrement, 2011.
The poetics of land, Black Apollo Press, 2016
Paru dans Le Monde des 11&12 mars 2017
Image : Admina de Paris sur Flickr