Je suis une racaille
Je fais partie de ceux qui observent le déroulement des événements de Clichy-sous-bois avec un mélange d'inquiétude et de secrète impatience. C'est bien sûr l'inquiétude qui prévaut car on sait les effets des émeutes urbaines sur les habitants des cités qui les ont déclenchées et subies à la fois. Au-delà des dégradations considérables de leur environnement immédiat, c'est pour les habitants des cités en flammes, la crainte qu'un des leurs ne prenne pour de bon une grenade en plein visage, qu'il soit attrapé et reçoive pour l'exemple la punition collective, que la cité soit mise sous surveillance pendant les années à venir et que l'adresse à laquelle on habite en devienne plus infamante que jamais. Toutes les cités qui ont été l'objet du zoom télévisuel lors de ces lumineuses batailles du soir souffrent dix ou quinze ans plus tard des effets dégradants sur leur existence quotidienne d'une attention médiatique éphémère. Nous savons surtout fort bien que le mécanisme de la relation de l'action politique à sa qualification est tel que, tant que ces émeutes ne prendront pas la figure superbe d'une révolution que seul son succès politique légitimerait, ce sont les habitants des cités dans leur ensemble et ceux qui ont agi en particulier qui en paieront les frais par des peines de prison et un opprobre accru pour des actes forcément coupables, nécessairement coupables. La matière des révolutions qui changent le sort des hommes est faite des soubresauts de révoltes sauvages et incertaines. L'impatience secrète repose donc et en revanche sur l'espoir qu'en dépit des souffrances prévisibles, peut-être, enfin quelqu'un prendra au sérieux le risque pris par les jeunes de Clichy et d'ailleurs pour faire entendre une colère qui dépasse largement la mort tragique de leurs amis.
Il est en effet difficile de ne pas voir dans ces émeutes le moment à peine plus aigu d'une révolte annoncée depuis longtemps et toujours différée par l'habile maîtrise par l'Etat d'une pondération subtile de la logique policière et de procédures sociales. Depuis quarante ans, l'Etat joue avec brio de cette perverse combinaison qui maintient la tension sociale à un niveau précisément tolérable. Commençons par la logique policière.
La première mesure de logique policière a été de bâtir les cités d'habitat social à l'écart des villes. Bien sûr, un boulevard de bonnes intentions menait à ce projet urbain radical : on allait construire des logements confortables et hygiéniques pour les familles populaires, on allait même mêler ces familles avec la classe moyenne française dans deux intentions fort généreuses, l'une de mixité sociale et l'autre d'accès à la propriété. Mais quelques sentiments malins ont vite eu raison de ces belles promesses. La peur des rouges à une époque de guerre froide a d'abord justifié que l'on préfère installer un peuple alors fort turbulent à l'écart des centres urbains. Puis lorsque ces cités se sont remplies d'une immigration économique et exotique racolée par les industriels, un consensus silencieux s'est fait pour persévérer dans cette mise à l'écart topographique qui offrait l'avantage d'ignorer ce que faisaient ces gens-là dans leurs tours de béton et d'en éviter la pénétration dans les centres villes opulents. Pour la première fois dans l'histoire des villes on bâtissait pour les pauvres des caricatures urbaines dans des lointains, installant ces pauvres dans des situations d'exil ou de relégation comme l'ont noté quelques analystes courageux : de la punition préventive de fait.
La seconde manifestation de logique policière a été, pendant près de trente années, la diffusion par un concert des médias et des politiciens nationaux, d'une sourde rumeur prétendant à la dangerosité des populations habitant les cités. Dès les premiers succès électoraux du Front national, la mouvance néo-gaulliste d'abord, puis la mouvance de gauche lors d'un fameux colloque de Villepinte, ont considéré que l'électorat indécis méritait bien l'entretien savant d'une confusion entre le sentiment d'insécurité et une réelle dangerosité. Il en est résulté l'escalade verbale puis législative à laquelle tous les gouvernements et beaucoup de média ont contribué, nourrissant d'inquiétudes supplémentaires à chaque fait divers une peur construite de toutes pièces. Pendant toute cette période et jusqu'à aujourd'hui, l'impression a prévalu qu'une grande part de la population des cités vivait de rapines, de vente de drogues, d'escroqueries, bref que ce n'étaient que tricheurs, voleurs, bagarreurs et bonimenteurs méritant que l'on envoie la brigade anti-criminelle ou les CRS sur chaque incident. Les effets de cette surenchère ajoutent à l'isolement des populations des cités : beaucoup plus que les autres habitants du pays, ils subissent le chômage ravageur d'une société qui n'offre d'opportunités de travailler que dans l'introuvable emploi salarié. La peur a maintenant largement contaminé l'emploi : les chances de trouver un emploi lorsqu'on est un garçon d'origine maghrébine ou africaine et que l'on avoue habiter aux Bosquets ou aux Trois-mille sont quasi nulles. Venant d'une autre cité avec le même visage, les chances sont infimes. On essaie toujours quelques mois, mais on adopte alors par nécessité et par dépit le profil que la rumeur vous assigne : on dénigre, on renonce, on décroche, on enrage, on se débrouille autrement. Un chômage massif combiné avec le discours sécuritaire indiscuté ont créé les conditions d'un désespoir devenu total, désespoir soutenu par les échecs scolaires, les refus du droit de vote, la désertion des partis politiques du terrain des cités et les flonflons égalitaires des discours électifs.
En regard de la logique policière, l'Etat social a mis au point ce qu'il appelle lui-même ses filets de sécurité, une architecture extrêmement complexe de dispositifs allant des allocations familiales, de parent isolé, de handicapé ou de logement aux indemnisations du chômage et aux protections de la sécurité sociale sans omettre bien sûr les considérables investissements de la politique de la ville depuis 1982. Il ne fait pas de doute que, faute de ces allocations, aides, soutiens financiers et techniques, les habitants des cités auraient la faim au ventre et seraient soumis à des tentations encore plus transgressives. Cependant notre vieille tradition caritative est encore vivace : on ne pouvait et on ne peut laisser ces quelque huit à dix millions de personnes sans ressources. Mais les effets pervers de ces mesures très précisément dosées pour éviter le pire tout en maintenant la tension sont aussi dévastateurs à terme qu'ils sont indispensables dans l'instant. Aucun discours ne manque de souligner que ces aides sont conditionnelles et que les populations qui en bénéficient sont faites d'assistés, traduisez de nuls.
La surveillance, la suspicion, les vexations verbales et administratives qui accompagnent les dispositifs prennent la forme d'un harcèlement moral de tous les instants. Sans cesse il faut ajuster son discours aux exigences de la mesure, prouver sa détresse, simuler souvent, mentir parfois, se plaindre explicitement, faire la queue des heures et attendre des mois voire des années des promesses de logement ou d'emploi lâchées comme des aumônes. Chaque habitant pauvre de la banlieue se reconnaît sans équivoque dans les réprimandes à l'assistanat proférées par les donneurs de leçons depuis leurs confortables arrondissements. La honte majeure étant d'ailleurs de faire vivre sa famille non de son travail mais de l'aumône instituée. Les filles des cités, plus courageuses souvent et plus enclines aux compromis, évitent parfois les affres des échecs scolaires, les refus à l'embauche et les files d'attente des assedics ; mais les garçons tombent souvent dans un piège auquel il est difficile d'échapper. À force de rejets, ils refusent en bloc le système qui ne leur laisse le choix qu'entre l'humiliation et la soumission. Ils tournent en rond dans la cité comme des fauves blessés.
Pourtant, ceux qui vivent dans les cités comme ceux qui s'y intéressent de près savent que la très grande majorité des habitants des banlieues française, jeunes et moins jeunes, femmes et hommes de toutes origines, est fidèle à l'ordre dit républicain, fort éprise et fière de la France, attachée à la loi dont elle attend les mêmes vertus éducatives et protectrices que tout le monde, sincèrement adhérente même à la laïcité en dépit d'éventuelles racines confessionnelles. Les gens qui travaillent dans les cités qu'ils soient élus locaux, enseignants, policiers, juges ou éducateurs savent parfaitement la détermination des habitants des cités et en particulier des jeunes garçons, au fond de leur cœur, de faire partie de cette France dont ils déplorent qu'elle ne sache pas leur parler et, plus par lâcheté d'ailleurs que par cynisme, qu'elle ne les considère pas. Ce sont pourtant les mêmes qui au cours de ces nuits d'émeute caillassent et mettent le feu. Les professionnels des cités et d'abord les maires de ces villes font ce qu'ils peuvent au jour le jour pour inviter, d'une façon ou d'une autre, les habitants des cités dans la Cité républicaine. Mais qu'on vienne à les assimiler à la crasse qui les entoure pour parler de Karcher ou qu'on les traite indistinctement de racaille, ils voient rouge. Non qu'ils soient choqués par des mots qu'ils utilisent eux-mêmes ; mais parce que leur usage en l'occurrence révèle les confusions d'une incompétence épaisse, une sottise politique exaspérante, des recherches d'effets qui les tournent en occasions médiatiques, ça fait plusieurs générations que ça dure, ça suffit comme ça !
Je dois dire que si j'en étais, j'aurais la colère moi aussi, je partagerais leur révolte face à cette alliance de l'injustice installée et des effets du spectacle. Viendra-t-il un jour une personnalité politique pour revendiquer que les gens des cités en général et ceux qui viennent de loin en particulier sont avant tout non pas un problème mais une ressource démographique, d'imagination, de culture, d'audace, de compétences, qu'ils sont une richesse considérable et qu'ils font partie de l'aventure commune du pays ? Face à ces jeunes garçons qui risquent ce qui reste de leur existence quasi-perdue pour faire apparaître leur cité pourrie, leur destin déglingué et leur jeune vigueur au journal de vingt heures, je suis aussi une racaille, je suis de leur côté non sans inquiétude mais sans hésitation. Après tout ce sont d'autres révoltes populaires qui ont fait de ce pays un pays libre et tenté jusqu'à ce jour sans grand succès d'en faire un pays hospitalier et fraternel.
Marc Hatzfeld
Anthropologue
Article paru dans Le Monde du 10 et 11 novembre 2005.
auteur du Petit traité de la banlieue, Paris, Dunod, 2004
Image : Graphe à Suresnes, 2010. Philippe Cottier sur Flickr