Le dualisme corps esprit dans quelques textes de la tradition indienne
L’ambition de tracer les lignes, même principales, de ce que l’Inde recèle comme pensées philosophiques de mode dualiste est une gageure. L’Inde est un territoire vaste, divers, peuplé depuis longtemps ; et passionnément enclin à la dispute. On ne peut qu’être un peu abrupt dans cette entreprise. D’autant que ce que l’on entend par corps et esprit y est différent de ce que ces mots évoquent chez nous cependant que, comme chez nous, ils n’ont cessé de se transformer. Ce qui ressemble en Inde à ce que nous nommons philosophie naît à peu près à la même époque qu’en Europe occidentale, entre disons le VIIe siècle avant l’ère chrétienne (VIIe av EC) et le IIe siècle après. Commençant au cours du VIIe siècle et surtout vers les VIe, Ve et les suivants, une ample dispute oppose entre eux des découvreurs étonnés d’une fusion/dissociation du soi (Atman) et de l’absolu (Brahman). C’est la tentative de comprendre ou d’accompagner un long processus d’individuation des humains. Le Bouddhisme (V siècle av EC) ainsi que d’autres pensées aujourd’hui disparues contribuent à cette dispute. Les traces qui nous en restent (les Upanisads) forment un ensemble à la fois cohérent et contradictoire de cette dispute audacieuse. Ce sont de courts textes, parfois en vers, souvent elliptiques, jouant de mises en scènes de personnages mythiques et qui traitent de la relation entre l’Absolu et le soi. Certains traducteurs chrétiens avaient cru y lire la relation entre l’âme et Dieu. La dispute a engendré une multitude d’écoles, de courants, de textes, de joutes verbales, d’émergence de personnalités remarquables. Puis, vers le début du premier millénaire EC, la dispute s’épuise et l’on se met au travail de mise en forme, de classification et de distinction sociale selon les termes de la dispute.
Comme toujours en Inde, le syncrétisme s’impose. Le courant dominant du brahmanisme admet qu’il puisse exister six points de vue sur le monde (les darsanas ou darshan), classables et repérables de sorte que chaque discutant peut se rattacher à l’un ou l’autre de ces points de vue et approfondir selon son tempérament, par l’échange, l’opposition, le partage ou l’affinité. Ces six points de vue vont deux à deux. Ce sont 1 les Védas (la Révélation, recueil d’hymnes sacrificiels et d’évocations poétiques) et 2 le Védanta (ou dépassement des Védas par la construction philosophique). 3 Le Nyaya (la logique) et 4 le Vaisesika (spéculation sur la physique atomique) ont moins d’importance pour ce qui nous concerne. Puis viennent le Samkhya (philosophie dualiste et athée) et le Yoga (pratique corporelle). Ces six points de vue autorisés sur le monde ont en commun de chercher la libération (Moksa).
Il faut en effet conserver à l’esprit que, d’une façon plus ou moins explicite et partagée, les Indiens se donnent quatre buts (les fameux quatre buts de l’homme) autour desquels vont se prononcer les voix ou des attitudes philosophiques de ces points de vue. Ces buts sont d’abord le Dharma, l’ordre, la loi, la règle, le devoir, la religion, Dharma qui se décline en une infinité de niveaux de la règle, depuis la conduite intime jusqu’aux lois de l’univers. Ensuite Artha ou l’obligation de réussir sa vie : gagner dans les affaires, accumuler des richesses, se faire respecter, animer une famille prospère. Puis vient Kama ou l’art de satisfaire les plaisirs sensuels, de jouer avec sexe et désirs, l’art de l’amour. C’est le domaine de l’initiative des femmes. Vient enfin Moksa, la libération, devoir facultatif (ce qui en rajoute sur la liberté) réservé aux castes élevées, mais piraté par bien d’autres. La quête de Moksa correspond sans doute à la quête du Salut dans une partie du monde Chrétien. Moksa est la libération de cette malédiction qu’est la transmigration des âmes ou l’indéfini cycle des naissances et renaissances dans le rituel populaire ; et une quête personnelle de liberté ici même et maintenant pour d’autres. Deux voies se présentent en effet à celles et ceux qui tentent de se libérer (pas tout le monde, loin s’en faut). La voie du rituel et jadis du sacrifice par le respect du Dharma et/ou la dévotion. Ou bien la voie brutale d’une transgression à travers une magie du corps (Yoga) ou par des façons audacieuses de voir le monde, une spéculation philosophique (Vedanta ou Samkhya par exemple). C’est sur fond de Moksa, c’est-à-dire sur les façons d’accéder à la Libération qu’auteurs et écoles vont poursuivre la dispute en offrant des perspectives monistes, dualistes, trinitaires ou combinées ; théistes ou athées.
Ces perspectives épousent les six points de vue énoncés plus haut. Ou s’en affranchissent. Il n’existe guère d’opposition corps/esprit comme en Occident ; néanmoins d’autres formes de dualisme se dessinent et se déploient pour prendre part à la dispute ou à une dispute. Si le corpus philosophique indien est trop vaste pour qu’on prétende l’embrasser, on peut y tenter une approche de certaines formes de dualisme, par la tradition. Nous sauterons forcément des étapes importantes et nous n’irons pas jusqu’à la modernité de la dispute pour nous concentrer sur des textes anciens. Nous nous appuierons en revanche sur des repères textuels dont l’importance est reconnue. Ainsi nous commencerons par un passage de la Rk Samhitâ (qui fait partie des Védas, de cette révélation où l’on rencontre hymnes rituels et cosmogoniques). Puis nous examinerons un texte fondateur venu d’une grande Upanisad, la Chandogya Upanisad (prononcer upanishad) qui suggère une façon de dualisme corps-esprit. Et nous entrerons dans le texte central de la religiosité indienne classique, la Bhagavad Gita, allégorie sur la question du Dharma au cœur du Mahabharata où ce dualisme est énoncé et argumenté. Cela fera l’objet de la première séance. Lors de notre seconde séance, nous ferons une courte incursion plutôt formelle dans une autre grande Upanisad, la Svetasvatara Upanisad. Les strophes de Samkhya (ou Samkhya Karika) nous permettront d’entrer dans la logique dualiste la plus argumentée de cette philosophie indienne dans sa version classique : l’opposition souvent traduite par Esprit/Matière (Purusa/Prakrti). Et nous terminerons par des textes du Yoga. D’abord un texte pratique du Yoga tantrique (la Gheranda Samhita, XVIIe siècle EC) ; puis un texte archaïque venu du Cachemire, le Vijñana Bairava.
La Rk Samhita, X, 129. La Rk Samhita (orale dès 1500 av EC, écrite vers 300 av EC) contient des hymnes liturgiques chantés à l’occasion de rituels sacrificiels. À l’occasion des chants, elle évoque bien des mystères. Cet hymne-ci est consacré, comme d’autres, à l’auto- création du monde. C’est une des formulations les plus anciennes de l’origine du monde et elle est résolument moniste, bien qu’on y perçoive l’invitation possible à une vision dualiste. Le texte commence par traverser des oppositions qui lui paraissent impertinentes : « ni le non-Être n’existait, ni l’Être/ Il n’existait ni espace aérien ni le firmament au-delà ». « Il n’existait en ce temps ni mort ni non-mort. » Et il ajoute : « L’Un respirait de son propre élan. » Suit alors la description poétique d’une sorte d’auto-engendrement du monde par Tapas qui est difficile à traduire autrement que par « ardeur interne » ou l’ardeur qui fait que le monde se consume. De Tapas naît Kama qui est le désir et deviendra le désir amoureux. Du désir naît la conscience (manas). Et de là ce que le texte appelle la création secondaire (où nous nous trouvons) dont le créateur ne sait peut-être pas même d’où elle est issue. « Veda na veda, ptêt ben qu’oui, ptêt ben qu’non ». Retenons ce Tapas car nous le retrouverons. Et notons aussi que le texte insiste que c’est « en ce temps-là » qu’il n’existe ni non-Être ni Être, ni non-mort ni mort, etc.
La Chandogya upanisad Au chapitre VI de la Chandogya, un père reçoit son fils qui revient de 12 ans d’études védiques et ne sait rien. En tout cas, il ne sait rien de ce que nous pourrions, avec Spinoza, nommer la connaissance du troisième genre, rien de ce que le père considère important : « As-tu aussi demandé l’enseignement par lequel ce qui n’a pas été entendu, on l’entend, ce qui n’a pas été pensé, on le pense, ce qui n’a pas été compris, on le comprend ? » Et le père commence son enseignement de cette connaissance. Il aborde d’abord la question de ce qu’est le réel. « De la même manière, mon cher garçon, qu’avec un seul coupe-ongle tout ce qui est fait de fer peut être compris. [...] Le fer seul est la réalité. » Nous pourrions dire, avec Spinoza, la substance. Puis le père pose l’hypothèse du non-dualisme en procédant un pas en avant sur le parcours ouvert ci-dessus par le Rk Veda : « Comment de ce non-Être naîtrait l’Être ? Au contraire, au commencement, mon cher garçon, ce monde était Être, lui tout seul, sans second. » Et il explique comment l’Être eut la pensée : « Que je sois multiple, que je me procrée moi-même. Il émit l’éclat. » Avançant plus loin le père raconte comment Être entre dans la matière et ce faisant « rend clairs nom et forme. » En somme, Être s’incorpore et hop le réel est créé. Nous pénétrons subrepticement dans un début de raisonnement dualiste.
Car le père conservant son rôle de guru ou maître renverse la relation entre esprit et matière en indiquant comment la matière redevient esprit : « La nourriture qu’on a mangée est divisée en trois parties. Ce qui est son ingrédient le plus grossier devient les fèces, ce qui est intermédiaire la chair, ce qui est le plus fin, l’esprit. » La partie la plus fine des eaux devient le souffle. La partie la plus fine de l’éclat devient la parole. Ainsi de la matière même, une fois assimilée, naît à son tour l’esprit. On reste dans une relation entre esprit et matière lorsque dans la section 7, le père- guru suggère que de l’imperceptible (invisible) naît le monde. Commence alors cette litanie ici allégorique et qui sera reprise par beaucoup de textes anciens, en particulier par le Vedanta : « Ce qui est cette essence subtile, cela est le soi de tout ce monde. Cela est vérité. Cela est Atman. Cela tu es toi aussi, Svetaketu. » ou, cela toi aussi tu es (Tat tvam asi). C’est le retour de l’esprit incorporé (Atman) à l’esprit total ou Absolu (Brahman). Plus loin, le père dira que, « la vie partie, le corps meurt. [Mais] la vie ne meurt pas. » Et encore il développera que comme le sel est dans l’eau, « Être est certainement là. Tu ne le perçois pas. Assurément il est là. » Tat tvam asi ! Derrière la spéculation sur la relation entre Atman (le Soi) et Brahman (l’Absolu) se profile l’idée que cet Atman est l’incorporation du Brahman. Même si l’objet de la controverse est la relation entre Atman et Brahman, il existe bien un corps distinct de l’un comme de l’autre. Dans la Bhagavad Gita, on ira jusqu’à décrire ou définir ce corps.
La Bhagavad Gita. Bien qu’étant souvent présentée indépendamment, la Bhagavad Gita est au cœur d’une épopée, le Mahabharata. Le contexte en est la guerre entre deux lignées d’une même famille qui se disputent la royauté et la magnifique ville d’Hastinapura. Lorsque commence la Gita, les deux armées sont face-à-face. Arjuna est le super play-boy guerrier de chez les Pandavas, les cinq frères dont l’aîné a été évincé du pouvoir par ses opposants cousins, les Kauravas, qui ont triché aux dés. Arjuna hésite à s’engager dans la bataille. Son cocher est Krsna, l’avatar de Visnu, le grand dieu préserveur du monde. Krsna a un penchant pour Arjuna. Arjuna regarde l’armée opposée et y voit ses cousins, son guru, des amis, plein de gens pour qui il éprouve de la tendresse. Il n’a pas trop envie de tuer tous ces gens. Krsna lui enseigne qu’il n’a rien compris. Ce qu’il doit faire, c’est accomplir son Dharma, c’est-à-dire aller au combat et vaincre. Il n’a pas le choix. C’est son devoir de prince. Allez, vas-y ! Le discours de conviction divin passe par quelques explications où l’on retrouve la question de ce qu’est le corps et ce qu’est l’esprit. « Ce corps, ô Kaunteya, on le nomme le champ. » Or, bien sûr qu’est-ce que ce champ ? La Gita répond par ce que nous pouvons prendre pour une définition du corps : « Les grands éléments, l’organe du moi, la raison et l’inévolué, et les onze sens et les cinq domaines des sens, le désir et l’aversion, le plaisir, la douleur, l’organisme, la conscience, la persistance, voilà brièvement avec ses modifications, ce qui est nommé le champ. » Puis la Gita reprend ce qui maintenant nous est familier au sujet du Brahman, l’Absolu. Qu’est-ce que le Brahman ? « Le suprême Brahmane n’a pas commencé ; on dit qu’il n’est ni l’Être ni le non-Être. Il a partout des mains, des pieds ; partout des yeux...etc. » En somme ce suprême Brahman est hors du temps, hors de l’Être, multiple et il n’a pas de sens. Et il en rajoute indéfiniment : « Trop subtil pour être perçu, il est loin et il est proche [...] il porte les êtres, lui qu’il faut connaître, etc, etc... »
Le texte procède alors un exercice de confrontation matière/esprit (selon la traduction de Sylvain Lévy et JT Stickney) : « Or sache que Matière et Esprit n’ont point commencé. » Et il ajoute en précisant enfin ce que sont l’esprit et la matière : « les modifications naissent de la matière » ; « s’il y a des causes et des effets l’origine en est la matière ». Mais en revanche, « l’Esprit qui est dans la matière sent les modes qui naissent de la matière... » Le raisonnement est achevé lorsque la Gita d’abord rappelle que toute cette histoire a pour objectif ce fameux Moksa, la délivrance, qu’on atteint, selon Krsna, par la connaissance discriminative de ce que sont Matière et Esprit. Et surtout lorsqu’elle donne la clé de la rencontre entre Esprit et Matière. Or voici cette clé. Krsna s’adresse toujours à Arjuna debout sur son char, hésitant à partir au combat pour y exterminer sa parentèle : « Toutes les fois qu’il naît une chose, mobile ou immobile, c’est que le champ [le corps] et son connaisseur [l’esprit] se sont unis, sache-le, ô taureau des Bharatas », reprend Krsna. On pourrait dire que ce « chaque fois qu’une chose naît » est une façon d’introduire le temps ou la création continue du monde par cette « naissance » indéfiniment répétée. Et pour la gouverne de quiconque s’intéresserait à atteindre Moksa la délivrance, la Gita ajoute : « Voir que la matière seule fait tous les actes et que le soi n’agit pas, c’est voir. » Et elle énonce tout ce qui advient lorsqu’on a su distinguer esprit et matière. Pour faire court on pourrait dire que dès lors que l’on sait distinguer corps et esprit, on agit conformément au Dharma, c’est-à-dire sans intentionnalité puisque le soi n’agit pas. Moksa ! Et l’on peut donc partir au combat sans crainte de se souiller par des actes (les actes, ce fameux karma que l’on a souvent traduit en Occident, à tort, par destin. Karma, ce sont les actes).
Remarque de Monique: “On part d’un monisme qui crée une distinction corps esprit, puis on essaie de revenir au monisme.” En effet, malgré des explorations de formules dualistes, la tendance est constante en Inde du retour à l’immanence, ou disons, à un monisme offrant à chacun de découvrir le monde ou la divinité ou l’énergie créatrice au-dedans de soi.
Remarque d’Agnès : si je suis un petit éclat qui doit retourner dans le grand Tout, pourquoi ai-je besoin de me libérer ? Cette question est encore en débat en Inde. Il n’y a rien qui ressemble à la grâce permettant d’obtenir la libération du fait de la divinité. Pour certains, chacun est libre et il ne dépend que d’elle/lui de saisir cette liberté. Pour cela y voir clair et le vouloir. Pour d’autres, c’est par le corps qu’on est limité et il faut échapper aux déterminismes du corps de la façon qu’on a vue plus haut. Pour d’autres enfin, nous le verrons dans l’examen du Vedanta, on se libère par la discrimination de ce qui est (le Brahman) d’avec ce qui apparaît, n’est pas et pèse cependant son bon poids dans nos existences).
La Svetasvatara Upanisad. Faisons un bref détour par une autre upanisad, moins ancienne que la Chandogya : la Svetasvatara (rédigée selon ses chapitres entre les Ve siècle et IIIe siècle avant l’ère chrétienne), qui a fortement inspiré les philosophies dualistes ultérieures. Dans le passage dont je suggère la lecture, on rencontre plusieurs concepts ou plutôt thèmes qui fonderont plus tard le dualisme classique du Samkhya. « Mais que l’on sache que la nature est magie et que le grand seigneur est le magicien, ce monde entier est pénétré de choses qui sont des parcelles de lui » (IV, 10). On repère d’abord dans ce texte, que la nature est magie (maya) ou illusion et on lit pour la première fois le terme de prakrti (la Nature) qui aura une grande fortune sur laquelle nous reviendrons. On y trouve surtout une forme trinitaire dans laquelle il existe une divinité magicienne qui joue avec la nature ; une nature unique, potentiellement porteuse de mouvement et de temps ; et ces « choses qui sont parcelles de lui [le magicien] », c’est-à-dire à la fois « divines » et multiples, que nous avons déjà rencontrées dans la Gita : l’esprit. Ce texte invente pour ainsi dire la divinité créatrice afin de n’en plus parler. Si l’on ne tient plus compte d’elle, reste le face-à-face entre la nature et l’esprit qui sera au centre de la spéculation de cette philosophie, elle aussi un darsana (point de vue sur le monde). Ce face-à-face donne les arguments d’un dualisme qui restera une option de la pensée indienne dans ce fameux Samkhya.
Les strophes de Samkhya Les Samkhya Karika ou strophes de Samkhya sont la version la plus familière de cette pensée dualiste qui vient de loin et dure jusqu’à maintenant. Le Samkhya est athée, ce qui est une audace dans la pensée indienne et dans la pensée de cette époque. Il se présente comme une sorte de démonstration (un « dénombrement »). S’il paraît présomptueux de prétendre offrir en vingt lignes le secret du Samkhya, on peut suivre, en quelques étapes, l’exposé de ce dualisme, de sorte à en déceler la singulière logique. D’abord un début de définition de la Nature, Prakrti. « Le non-manifesté [la Nature] est cause ; il agit par une combinaison et une modification (à partir) des trois attributs analogue à celle de l’eau du fait de la diversité dans la constitution de chaque attribut » (SK16) Ce que le Samkhya appelle le non-manifesté est la Nature car au début de notre démonstration, cette Nature n’est pas encore manifestée. Elle est encore potentielle. Les trois attributs dont elle est composée se nomment Sattva (ce qui est lumineux), Rajas (ce qui est mouvement) et Tamas (ce qui est lourd ou sombre). Tant que ces trois attributs sont en équilibre, rien ne se passe, rien ne se manifeste, rien n’existe, la nature est pré-stituée. Un peu plus loin, le commentateur des SK dit que la Nature, le Pré-stitué, le Brahman (que nous avons rencontré dans la Chandogya Upanisad comme une sorte de divinité abstraite et totalisante, l’Absolu), l’essence de la multiplicité, l’illusion, sont synonymes.
Vient ensuite une tentative de faire exister l’Esprit, Purusa. On va voir que cette tentative est paradoxale : en quelque sorte l’esprit existe parce que tout invite à le croire : « L’Esprit existe parce que a) les agrégats ne subsistent que par rapport à quelque chose d’autre b) l’état inverse de celui des trois attributs (est une réalité) c) il faut quelqu’un pour contrôler d) expérimenter et e) il y a une tendance générale vers l’isolement libérateur » (SK17). Autrement dit, cet Esprit existe, en voici une preuve par défaut. Il est imperceptible et innommable, mais il existe parce que le monde physique, la Nature ne peut se suffire à elle-même. Ou encore : s’il existe une physique, il existe forcément une méta-physique. Revenant à la Nature, le SK22 nous dit qu’il en émane ce qu’il appelle le Grand Principe (ou Buddhi, intelligence). Ce grand principe ou intelligence ne se situe pas seulement au plan intellectuel. C’est une intelligence qui veut. Nous n’oublions pas que cet édifice philosophique a pour objet ultime la délivrance (Moksa) et voici que nous nous en approchons. Le commentaire de ce SK22 dit que la délivrance vient de la connaissance discriminative du Manifesté et du Non-Manifesté. La délivrance vient à qui sait et peut discriminer ce qui est manifesté de ce qui ne l’est pas, en somme la Nature de l’Esprit. Et le SK37 dit explicitement que « l’Intelligence procure toutes choses à la jouissance de l’Esprit [...] et détermine la différence subtile entre le Pré- Stitué [la Nature] et l’Esprit. » L’adjectif subtil rappelle que la faculté de discriminer et donc la délivrance ne seront pas données à tout le monde. Le dualisme du Samkhya oppose une Nature évolutive, unique, féminine, non-née souvent rattachée aux cultes anciens de la Déesse Mère ou de la Mère Universelle, à un Esprit ou plutôt des Esprits simples, conscients, immobiles, non-nés eux aussi, et en nombre infini. Cette opposition repose sur une relation d’égalité, excluant toute supériorité de l’Esprit qui serait seul d’essence divine puisqu’il n’y a ni Dieu ni Dieux. Mais cette opposition de deux égaux n’en est pas une : ce sont deux modes d’une même réalité, deux modes dont la relation va faire exister le monde. La question qui nous occupe est, en effet, celle de la relation entre Nature et Esprit. On se rappelle que l’Esprit tel que rencontré dans la Chandogya ou la Gita, cet Esprit est multiple et immobile. Il est là. Il en est de même dans le Samkhya. Tant que l’Esprit est à distance, rien ne se passe. S’il est ici, il modifie l’équilibre des trois gunas ou attributs de la Nature et celle-ci se met en branle. Par sa présence, l’Esprit multiple, immobile, conscient, met le monde en branle, en activité. Il se passe quelque chose. Le temps naît. La présence de l’Esprit (Purusa) fait exister le monde, le manifeste. Le monde était non-manifesté, il devient tel que nous le voyons, manifesté. Le Samkhya a les pieds sur terre. Il évoque un monde qui existe tel que nous le voyons et tente d’en donner quelques façons d’explications. Vers la fin de leur démonstration, les Samkhya Karika offrent une lecture du temps cosmique qui est un souci récurrent de la pensée indienne. Le monde qui se met en branle par la rencontre de Purusa et de Prakrti, se résorbe inversement par la libération de Purusa par Prakrti. « Comme une danseuse s’arrête de danser après s’être montrée sur la scène, ainsi la Nature s’arrête après s’être manifestée à l’Esprit. » Dans la Nature, les trois attributs (les gunas) se remettent à l’équilibre et l’on repart pour un tour.
Le yoga. Yoga vient d’une racine sanskrite qui nous a donné le joug en Français, le yoke Anglais, et qui veut dire joindre. La question de ce qu’on est censé joindre a occupé bien des textes et des philosophes. Atman (le soi) à Brahman (l’Absolu) comme dans les upanisads anciennes ? Ou Purusa (l’Esprit) et Prakrti (la Nature) ainsi que dans le Samkhya ? Ou encore, dans des termes qui nous sont plus familiers, le corps et l’esprit ? Rien ne permet de trancher entre ces façons de dire, mais la gémellité dans laquelle on a attaché Nature et Esprit selon les termes du Samkhya invite à admettre que, de même que Buddhi l’intelligence volontaire du Samkhya permet de discriminer l’un de l’autre afin de voir comment leur relation met le monde en branle, de même le yoga suggère de joindre l’un et l’autre. Il ne le dit pas tel quel car le yoga ne dit guère : il propose une manière de joindre : une technique du corps qui porte aussi sur autre chose que le corps. En langage brahmanique, cette technique a pour finalité la libération, Moksa. Cependant le yoga est transgressif du Brahmanisme qui a codifié l’accès à Moksa. Il ignore en principe le rituel et le sacrifice. Mais afin de conserver l’autorité sur cet influent monde de magie, le Brahmanisme a intégré le yoga comme son propre contraire visant le même but. Un texte classique (une sorte de manuel) et tardif (XVIe siècle EC) du yoga, la Gheranda Samhita, permet de capter un aperçu sur ce que ce dernier est disposé à livrer de lui-même. On peut lire, par exemple, à la seconde leçon, 2, « Padmasana : Placez le pied droit sur la cuisse gauche et de la même façon, le pied gauche sur la cuisse droite. Croisez les mains derrière le dos et attrapez fermement les gros orteils ainsi croisés. Placez le menton au-dessus de la poitrine et fixez le regard sur la pointe du nez. Cette posture s’appelle Padmasana ou posture du lotus. Cette posture détruit toutes les maladies. » Plus loin dans la même leçon, au 31, on lit, autre exemple : « Bhujangasana. Étendez-vous sur le sol à plat ventre du nombril aux orteils. Placez les mains sur le sol, montez la tête et la partie supérieure du corps comme un serpent. Ceci s’appelle la posture du serpent. Elle accroît la chaleur du corps. Elle détruit toutes les maladies. Et par sa pratique, la déesse serpent (la Kundalini) s’éveille. » Pure technique. Ainsi de suite, un grand nombre de techniques portant sur la méditation, le contrôle du souffle, les postures immobiles, la concentration, les nettoyages du corps, sont minutieusement décrites à l’adepte du yoga afin qu’il les mette en pratique avec l’aide de son maître (son guru).
Mais au fait, qu’est-ce donc que cette Kundalini ? D’autres textes de ce yoga dit Tantrique l’évoquent avec force détails. Dans un langage tout à fait métaphorique, la Kundalini est ce que nous pourrions nommer une énergie qui, localisée selon les textes, entre les organes sexuels et l’anus, est bien l’énergie sexuelle. La magie de cette pratique consiste à détourner l’énergie sexuelle pour l’utiliser à autre chose que la pratique sexuelle telle que nous la connaissons. Pour en faire quoi ? Le yoga bienséant dira que c’est toujours afin d’obtenir la libération (Moksa). Certains yogis diront de leur côté que c’est afin d’obtenir des pouvoirs que, dans notre langage, on nommerait surnaturels ou magiques. Certains textes diront qu’il est question de voir. De nombreux commentaires engagent à se méfier de ces pouvoirs magiques. Bien d’autres pratiques font l’objet de la même controverse : la méditation, la respiration, l’ascèse, etc. Mais dans tous les cas, il est question de joindre. Il s’agit d’une mise en relation concrète du corps et de l’esprit. Ce qui veut bien dire qu’ils sont a priori disjoints. Mais que l’expérience permet de les re-joindre. Un texte bien plus proche de la pratique magique car antérieur de quinze à vingt siècles (codification au début de l’ère chrétienne d’indications fort anciennes) donne des indications sur l’expérience : le Vijñana Bhairava. De nombreux exercices sont proposés par le manuel, portant aussi sur le détournement de la respiration, de la sexualité ordinaire, de l’usage de la pensée. Il arrive cependant à ce texte de s’aventurer, en guise d’illustrations, dans l’univers philosophique. Il prend alors le ton d’un traité permettant de passer du dualisme corps-esprit à un monisme strict. Par exemple : « Si l’on évoque, rien qu’un instant, l’absence de dualité en un point quelconque du corps ; voilà la vacuité même. Libéré de toute pensée dualisante, on accèdera à l’essence non-dualisante » (VB46). Il s’agit bien de joindre corps et esprit. On pourrait dire : de revenir au monisme que nous avions à peine quitté lors de notre lecture du Rk Samhita au début de cet exposé. On y avait découvert Tapas qui est l’énergie archaïque du monde contenue dans chacun de nous (chaque corps) et qu’il s’agit maintenant de maîtriser ou de s’approprier afin de se libérer. Dans un langage qui pourrait évoquer le Cantique des cantiques, on lit plus loin dans ce Vijñana Bhairava (VB47) : « O belle aux yeux de gazelle ! Qu’on évoque intensément toute la substance qui forme le corps comme pénétré d’éther, et cette évocation deviendra permanente. »
Conclusion : l’Advaita Vedanta. Sans même pénétrer dans les subtilités de ces textes qui ne cessent de se répondre les uns les autres, on perçoit qu’ils font état d’un jeu d’allers et retours entre monisme et dualisme. Le darsana (point de vue) qui s’amuse le plus à ce jeu est le Vedanta. Le Vedanta s’affiche comme une philosophie non-dualiste, il s’affirme en relation au dualisme : A-dvaita Vedanta. Son grand maître, Sankara, a écrit à la fin du VIIIe siècle EC. Or, bien sûr, afin de démontrer la non-dualité, Sankara part du monde tel que nous le percevons, un monde où l’on constate en toute circonstance qu’il y existe des corps et aussi quelque chose d’autre. Voici, pour terminer comment Sankara ramène la multiplicité phénoménale extérieure ou le monde tel qu’il se manifeste à l’unité du Brahman : « Il n’y a en effet, pas de distinction à opérer entre la cause et l’effet. L’effet est cet univers dont le déploiement commence avec celui de l’espace cosmique [nous dirions avec le Big Bang]. Et cet effet n’est pas, absolument parlant, autre chose que sa cause, c’est-à-dire qu’il n’existe pas à part d’elle. Comment cela ? À cause de termes comme Origine que l’on rencontre dans le Veda. Le terme Origine y est en effet utilisé en relation avec une comparaison visant à montrer comme la connaissance d’une chose individuelle conduit à celle de la totalité dont elle relève. » Ici Sankara cite ce passage de la Chandogya upanisad que nous connaissons où le père-guru explique à son fils qu’à travers la connaissance d’un coupe-ongle en fer, on connaît le fer. Or seul le fer est réel, le coupe-ongle est éminemment passager. [...] « L’identité de la cause et de l’effet se comprend non seulement à partir de la Révélation (les Veda), continue Sankara, mais aussi bien à partir de la perception. Par exemple, dans une étoffe qui n’est jamais qu’un assemblage de fils, on ne perçoit pas, à part, un effet particulier qui serait l’étoffe proprement dite, mais seulement des fils disposés selon la trame et la chaîne. Dans ces fils eux-mêmes, nous ne percevons en réalité que les filaments dont ils sont composés et, dans ces derniers, les fibres qui les constituent. Ensuite nous ne percevons plus que les trois couleurs : rouge (représentant l’élément feu), blanche (représentant l’élément eau), noire (représentant l’élément terre). Au-delà, nous inférons que ces éléments sont à leur tour faits d’air, celui-ci d’espace et que ce dernier se ramène au brahman un et sans second. » Bien sûr cette conscience ne parvient qu’à celui qui s’est donné de discriminer sans relache ce qui relève du Brahman (l’Absolu) de ce qui est Maya (l’illusion).
Marc Hatzfeld
Contribution au séminaire Spinoza animé par Michel Juffé 27 décembre 2013