L'art d'habiter nulle part
Nous feignons parfois de croire qu’habiter peut se réduire à une relation étroite et régulière à son logement : « j’habite un petit deux pièces sur cour à Montparnasse, » et le tour serait joué. On ne saurait donner tort d’ailleurs à ceux qui prétendent à cette tournure langagière superficielle de l’habitat, sans doute sont-ils de grands sages à leur façon, s’épargnant des tracasseries gestionnaires à n’en plus pouvoir : toitures à réparer, fêtes de voisinage, guerres de frontières, engagements politiques ou processions religieuses. Toutes ces activités harassantes qui font des hommes des gens responsables et collectifs ne résultent que du fait d’habiter sa maison, son quartier, son pays ou son église. En fait, habiter est peut-être une façon de nommer la relation que nous entretenons avec les formes et les extensions indéfinies de notre espace. Nous passons le plus clair de notre temps à manifester autour de nous à grands gestes symboliques que nous habitons bien ici, que nous en sommes, que nous sommes fort attachés à cet ici pourtant tellement anodin. Toutes nos habitudes ne sont que les manifestations de ce que nous habitons la terre et le faisons à notre façon. Il existe à la limite des crispations morbides sur l’habitat, significatives d’une sorte de nécessité biologique complexe, crispations consistant à s’affirmer habitant exclusif du lieu (« la France aux Français ! »), habitant privilégié (« Français de souche... », habitant légitime (porteur d’une « identité nationale »), habitant forcené finalement. Habiter n’est pas plus, mais pas moins non plus qu’être quelque part entre la terre et le ciel, un rapport ontologique à l’espace, être certainement dans les bourasques du temps qu’il fait, dans le grand vent du temps qui passe. Tous les hommes n’habitent cependant pas de la même façon.
Certains hommes habitent avec tonitruance. Partout où on les voit, on comprend qu’ils habitent l’endroit, qu’il sont d’ici. Ils parlent fort dans la rue, se servent à table sans qu’on les y invite, se considèrent chez eux dans une échoppe de coiffeur comme dans un temple zen, ont toujours quelque chose d’important à énoncer sur la façon dont le lieu est tenu. On pourrait dire d’eux qu’ils sont des sur-habitants. Il en est d’autres qui semblent habiter très en surface. Ils rasent les murs et se fondent dans les couleurs de la saison afin qu’on oublie qu’ils sont ici et même qu’ils sont. Prenez les sans-papiers par exemple, si prompts à effacer les traces d’un habitat dont ils s’estiment indignes : ils ne font qu’espérer pour leurs enfants, marchent, parlent et respirent sur la pointe des pieds. Ou encore les SDF. Ils existent à peine, demandent trois sous avec une humilité de transparence, renoncent à se faire appeler par leur patronyme, meurent en cachette. Ceux-ci effleurent la terre sur laquelle ils sont sensés pourtant disposer d’un habitat, changent de lieu pour ne pas prendre le risque d’importuner, glissent entre les regards. Pas étonnant qu’on cherche à les loger à tout prix, une pareille insignifiance finit par indisposer.
Pourtant les SDF habitent à leur façon. Leur première façon d’habiter est d’occuper l’espace public, c’est-à-dire un espace qui fait partie du bien commun. Le geste ne va pas de soi tant la tendance est obstinée de privatiser cet espace public, en particulier dans les cœurs de villes où l’usage marchand de ce bien commun est tellement profitable. Dans les parcs ou les jardins, devant les portes des banques, sur le pourtour des gares ferroviaires, sur les bords d’un canal ou sur les quais du métro, les SDF s’affirment chez eux et le font savoir par des démonstrations discursives, des comportements intimes et des altercations violentes dont ils ont le secret. Ce faisant, ils sont, avec quelques rares architectes et les marchands des quatre saisons, parmi les derniers citoyens à affirmer la légitimité du caractère ouvert de l’espace public. Tandis que brasseries et cafés, annonceurs publicitaires et automobilistes tentent une sournoise prédation de cet espace collectif, les SDF continuent d’affirmer dans leur corps l’usage gratuit, libre et ouvert de la ville. Les rapacités mercantiles ne trouvent guère d’arguments face à leur détermination à prendre l’espace comme d’autres respirent. On a beau faire voter par les députés du peuple une loi interdisant aux très pauvres de faire la manche dans la rue, ils poursuivent leur carrière désespérée dans un dehors du dedans de la ville qui est aujourd’hui absolument chez eux comme il est aussi absolument chez nous et chez tout le monde. Mais certains font plus encore que cela.
Les derniers des derniers parmi les SDF sont des bourlingueurs déroutés des grandes aventures martiales du siècle. Venus d’Irak, de Tchétchénie ou d’Afghanistan, parfois échappés des guerres dévastatrices de l’Ouest africain ou des décompositions de l’Europe de l’Est, ces infra-SDF sont aussi très souvent des sans- nom et des sans-papiers. Ils représentent la vague immédiate de l’immigration de détresse. Ce faisant, ils sont aussi la manifestation d’un déplacement de populations qui est sur le point de renverser les formes de l’appartenance territoriale des humains. Ces SDF de l’extrême, citoyens de l’ubiquité, affirment par leur muette présence le droit, difficile à contester, d’être à la fois d’ici, d’ailleurs et peut-être d’autre part encore. Ils habitent encore largement les pays qu’ils viennent de quitter la mort aux trousses et ils habitent déjà le pays auquel ils demandent accueil la peur au ventre. Ils habitent toujours et pendant des années les parcours semés d’embûches fatales qu’ils marquent du sillage d’une folie de liberté. Ces infra-SDF de la déroute de mondialisation manifestent que la terre appartient encore plus à ceux qui l’habitent dans sa globalité et que des frontières qui seraient ouvertes aux finances tandis qu’elles se fermeraient aux gens n’ont aucun sens. Leurs déplacements massifs et les diasporas sédimentées par leur présence cumulée dont ils sont les queues de comètes redistribuent les appartenances aux lieux, aux tribus et aux héritages culturels. Ils sont les premiers citoyens totaux d’une planète en cours de mondialisation à marche forcée. Dans la douleur des rejets ou des oublis, ces sans-abri, sans-terre et sans-rien inventent des formes identitaires multiples et floues mais chatoyantes et ondulantes qui sont probablement celles du siècle qui commence. Ils habitent un présent à peine déployé.
Entre leur mainmise sur l’espace public et la légitimation de leur présence par une identité multiple, les SDF habitent à leur façon singulière. Cette singularité leur permet d’habiter sans le moins du monde se soumettre aux règles environnantes de l’habitat convenu. Pour eux, pas question de charges locatives, de traites électrico- gazières, de bienséance de voisinage ou de rituels d’invitation qui sont les façons d’habiter des bonnes gens. Habiter, pour un SDF, implique en revanche de maîtriser un ensemble de gestes et d’attitudes qui, entre vigilance et désinvolture, inventent un autre rapport à l’espace, un rapport d’extrème attention qui semble renouer avec la mythologie d’une ouverture libre de l’espace. Ce rapport suggère de ruser avec les keufs qui pourchassent les clandestins, d’entourlouper les travailleurs sociaux empressés à classer dans des catégories et des hébergements, de dormir le jour sous le regard des passants sans découvrir son visage, de parcourir la ville en tous sens pour trouver une soupe chaude, un abri éphémère ou quelques vêtements propres, de rechercher les lieux de convivialité pour obtenir des nouvelles des amis, de guetter les recoins propices à pisser sans être vu, de protéger contre les vols de ses voisins de misère les trésors dérisoires venus d’autres existences, de guetter le ciel pour savoir dans quel abri passer la nuit, de boire pour se donner le courage de parler à quelqu’un au moins une fois par jour, de trouver les postes d’observation où l’on pourra tuer le temps sans se faire jeter, de chercher finalement un recoin de ville pour le moment venu mourir dans un paysage dont on reconnaîtra les formes et les odeurs.
Tout cela est habiter, tout cela produit de l’habitat, c’est une façon intense d’habiter, une façon d’habiter autrement le monde et l’époque. Cette façon d’habiter ne repose pas sur la légitimité de la propriété privée, la recherche d’une considération par ses proches, la peur des bêtes, du froid et des voleurs ou le souci d’exposer ses toutes récentes œuvres d’art. C’est l’art d’habiter des sauvages et des demi-fous : toujours aux aguets, toujours en chasse, en décalage affirmé avec la frénétique quête de sécurité qui justifie assistances sociales pesantes et lâchetés politiques. Il existe de grands artistes de cette façon d’habiter comme on marche sur la corde raide des incertitudes. Les SDF qui y réussissent avec beaucoup de chance et des années de persévérance, peuvent alors raconter leur vie avec la sagesse et le détachement des poètes. Et il existe aussi bien sûr des incertains de l’habitat sans feu ni lieu, des silhouettes dont on remarque à peine l’existence lorsqu’on les croise au jour le jour, mais dont on note un jour l’absence au détour d’une évocation mondaine, longtemps après parfois, vous vous rappelez ce type qui avait étendu son matelas sous un auvent de l’ANPE de l’avenue du Maine, je me demande où il est passé, il grattait de la guitare tout seul le soir et conservait ses réserves de nourriture dans un garde- manger de grillage, fallait pas l’approcher quand il était en manque, sinon un type intéressant, oui, intéressant, un jour nous avions discuté indéfiniment de la Bretagne d’où il venait, il lisait les Fleurs du mal dans une édition de poche dont les pages étaient annotées de mille graffitis, je me demande ce qu’il est devenu... Ceux-ci ne se contentent pas d’habiter l’espace, c’est nous qu’ils habitent.
Marc Hatzfeld
Paru dans Le Mook, 2009
Graphe Itvan Kébadian
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